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quelconque. Les autres troupes se couchent sur place, chaque homme gardant son fusil à portée de la main.

« Les portes des maisons près desquelles la colonne s’est établie, pour la plupart des boutiques ou des restaurans, restent hermétiquement closes. Du dehors, cependant, l’on perçoit, par momens, à travers les cloisons, des bruits divers : déplacemens de meubles, mots échangés à voix basse, accès de toux, avec peine contenus, de quelque vieillard ou d’un malade, et autres indices attestant que toutes ces maisons sont occupées. Et, à la vérité, si le regard pouvait pénétrer à l’intérieur, l’on y verrait des familles entières, tremblantes, apeurées, prosternées devant l’autel dont chaque foyer est orné et, — telles de pieuses mères chrétiennes offrent des cierges à la Vierge en l’invoquant pour préserver leurs enfans d’un danger, — tels ces pauvres gens brûlent nombre de bâtonnets d’encens, en implorant les mânes tutélaires de leurs ancêtres, les génies du lieu et Bouddha lui-même, pour qu’ils étendent sur eux, en cette heure si critique, leur toute-puissante protection. La plupart maudissent, au fond de leur cœur, ces Boxeurs, cause de leurs terreurs et dont ils ont eu, sans doute, déjà à subir les exactions si l’on en juge par le nombre des maisons incendiées que la colonne, dans sa marche, a rencontrées dans cette partie de la Ville chinoise. Quelques-uns, même, pour s’attirer les bonnes grâces des vainqueurs, ne vont pas tarder à sortir de leurs cachettes et à offrir aux soldats des tasses de leur meilleur thé et des cigarettes.

« Le général a choisi, pour s’y reposer, au milieu des troupes, un coin de trottoir un peu plus large, que surplombe un petit balcon en bois. Le revolver me servant d’oreiller, mon casque par-dessus les yeux, pour les garantir de la fraîcheur de la nuit, je m’étends à terre et m’apprête à jouir des douceurs d’un sommeil bien gagné. Le général, à côté de moi, ne me laisse malheureusement pas encore libre : « Il faudra prendre note de ceci... Est-ce que vous avez fait cela ? » Je ne sais plus ce que je réponds ; un besoin impérieux de dormir s’est emparé de moi ; j’y cède. Je dors ainsi pendant quelques heures. A un moment, je rêve qu’une main amie répand sur moi les parfums les plus suaves. Je me réveille, les membres endoloris, les vêtemens tout trempés par une pluie fine qui doit tomber déjà depuis quelque temps et qui se termine par un violent orage. Il est près de quatre heures : le jour commence à poindre ; on se lève, on