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signe du curieux mouvement qui, depuis quelque temps, se dessine en ce sens dans la littérature et dans l’opinion. L’écrivain à thèse, poursuivant par le théâtre la réforme de la législation, comme faisaient Dumas fils et Emile Augier, est un optimiste. Il croit que la nature humaine est bonne et que la vie peut le devenir. Tout le mal, selon le dogme de Rousseau, ne procède que de la société et du désaccord qui existe accidentellement entre les institutions que l’homme a établies et les tendances de sa nature. Réformez donc les institutions, amendez les lois, et vous aurez amené l’avènement du bonheur universel par la justice universelle. M. Hervieu ne donne pas dans la chimère de cet optimisme. Il se place justement à l’opposé. Pour lui, la vie est foncièrement mauvaise. Ce rêve de bonheur que fait l’humanité lui apparaît comme une de ces trames qui se défont sur un point à mesure qu’on les répare sur un autre. Tourmentés par ce désir de mieux qui nous vient de la sensation toujours éprouvée du malaise présent, nous nous efforçons de changer sans cesse ; nous aménageons d’une façon un peu différente les institutions où s’abrite notre faiblesse ; nous rejetons une loi dont nous avons éprouvé qu’elle froisse un de nos instincts et lèse un de nos droits ; avant qu’il se soit passé longtemps, nous nous apercevons que la loi par laquelle nous l’avons remplacée nous heurte à un endroit qui n’est pas moins sensible, et que comme l’autre elle fait blessure. On déplace la souffrance, on ne la supprime pas. Dégager la somme de tragique que contient toujours la condition humaine, à quelque stratagème que nous ayons recours, c’est ce que s’est proposé M. Hervieu dans chacune de ses œuvres, roman ou pièce de théâtre. Quel supplice entraine la situation de deux êtres retenus malgré eux dans les liens du mariage, il l’avait montré dans ses premières pièces. Mais que ces deux êtres reprennent leur liberté, ils sentiront bientôt qu’ils restent attachés quand même par le lien qu’ils ont cru briser : ils se trouveront à la fois unis et séparés ; situation paradoxale, inextricable, sans solution : c’est le Dédale.

Car du jour où l’homme et la femme ont mêlé leur âme dans celle de l’enfant né de leur amour, chacun d’eux cesse d’être un individu tout à fait distinct et indépendant de l’autre. Ils se confondent et s’unissent dans cet enfant qui les continue tous les deux. Désormais ils peuvent se faire souffrir, se détester, se meurtrir ; mais ce qui n’est plus possible, c’est qu’ils deviennent l’un pour l’autre des étrangers. Quelque chose est en eux de plus durable et de plus profond que leurs caprices, leurs querelles et leurs rancunes. Ils forment avec l’enfant