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les rues de Chiraz ; les longs voiles sont en étoffe claire, semés de palmes ou de fleurs anciennes, et forment un harmonieux ensemble de nuances fanées ; on les retient avec la main contre la bouche pour ne montrer que les yeux, mais le vent du soir, qui s’engouffre avec nous sous l’ogive, les relève, et nous apercevons plus d’un visage et plus d’un naïf sourire.

Le caravansérail est à la porte même, et ces trous à peu près réguliers, au-dessous des créneaux dont l’ogive se couronne, sont les fenêtres de notre logis. Nous grimpons par des escaliers de terre, suivis de la foule obligeante qui nous apporte nos bagages, qui nous monte des cruches d’eau, des jattes de lait, des faisceaux de ramilles pour faire du feu. Et bientôt nous nous chauffons délicieusement, devant une flambée qui répand une senteur d’aromates.

Nous avons aussi une terrasse intérieure, pour dominer le village, l’amas des toits en terre pressés entre les remparts. Et maintenant toutes les femmes, tous les humbles voiles à fleurs déteintes, sont sur ces toits, leur promenoir habituel ; elles ne voient pas au loin, les dames d’Ali-Abad, puisque les très hautes murailles d’enceinte les tiennent là comme en prison, mais elles se regardent entre elles et bavardent d’une (maison à l’autre ; dans ce village emmuré et perdu, c’est l’heure de la flânerie du soir, qui serait douce et que l’on prolongerait s’il faisait moins froid.

Le muezzin chante. Et voici la rentrée des troupeaux ; nous l’avons déjà tant vue partout, cette rentrée compacte et bêlante, que nous ne devrions plus nous y complaire ; mais ici, dans ce lieu resserré, vraiment elle est spéciale. Par l’ogive d’entrée, le vivant flot noir fait irruption, déborde comme un fleuve après les pluies. Et, tout de suite, il se divise en une quantité de branches, de petits ruisseaux qui coulent dans les ruelles étroites ; chaque troupeau connaît sa maison, se trie de lui-même et n’hésite pas ; les chevreaux, les agnelets suivent leur maman qui sait où elle va ; personne ne se trompe, et très vite c’est fini, les bêlemens font silence, le fleuve de toisons noires s’est absorbé, laissant dans l’air l’odeur des pâturages ; toutes les dociles petites bêtes sont rentrées.

Alors, nous rentrons nous-mêmes, impatiens de nous étendre et de dormir, sous le vent glacé qui souffle par les trous de nos murs.