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plaine sans arbres, tapissée d’herbes courtes et de fleurs pâles, qui se déroule à deux mille mètres de haut, unie comme l’eau d’un fleuve, entre deux chaînes de montagnes chaotiques, couleur de cendre, ou bien couleur de cuir et de bête morte.

Nous cheminons là jusqu’à l’heure tout à coup froide du crépuscule.

Et cependant le soleil est encore très haut et brûlant quand nous commençons d’apercevoir, au bout de cette nappe verte, le village d’Ali-Abad qui sera notre étape de nuit. Mais quantité de ravins sournois coupent de place en place la plaine qui semblait si facile ; de dangereuses gerçures du sol, infranchissables pour des cavaliers, nous obligent à de continuels détours ; pris comme dans un labyrinthe, nous n’avançons pas ; et, au fond de ces creux, des cadavres de chevaux, d’ânes ou de mulets, semés par le passage incessant des caravanes, sont des rendez-vous d’oiseaux noirs. Ali-Abad reste toujours lointain, et on dirait un château fort du moyen âge : des murs de trente pieds de haut, crénelés et flanqués de tours, l’enferment par crainte des nomades et des panthères.

Voici maintenant, dans un ravin, un torrent qu’il nous faut franchir. Des paysans, accourus à notre aide, pour nous montrer le gué, retroussent au dessus de la ceinture leurs longues robes de coton bleu, entrent dans l’eau bouillonnante, et nous les suivons, mouillés nous-mêmes jusqu’au poitrail des chevaux. Ali-Abad, enfin, se rapproche ; encore une demi-lieue de cimetières, de tombes effondrées ; ensuite des clôtures de jardins, murailles en terre battue, au-dessus desquelles frissonnent des arbres de nos climats, cerisiers, amandiers ou mûriers, chargés de petits fruits verts ; et enfin nous arrivons à la porte des remparts, une immense ogive sous laquelle, pour nous voir défiler, toutes les femmes se sont groupées. Ces donjons, ces murs, ces créneaux, ce terrifiant appareil de défense, tout cela, de près, fait l’effet d’un simulacre de forteresse ; tout cela n’est qu’en terre battue, tient debout par miracle, suffit peut-être contre les fusils des nomades, mais, au premier coup de canon, s’effondrerait comme un château de cartes.

Au milieu de ces femmes qui regardent en silence, plaquées contre les battans des portes aux énormes clous de fer, nous entrons pêle-mêle avec un troupeau de bœufs. Ici, nous ne retrouvons plus les fantômes noirs à cagoule blanche qui endeuillaient