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gîte sauvage, enfumé et noir ; on s’empresse d’enlever les pauvres matelas, les cruches, les jarres, les gâteaux de froment, les fusils à pierre, les vieux sabres, et de chasser les poules avec leurs petits. Ensuite, il s’agit de nous faire du feu, car l’air est glacé. En ce pays sans forêts, sans broussailles, on se chauffe avec une espèce de chardon, qui pousse comme les madrépores en forme de galette épineuse ; les femmes vont le ramasser dans la montagne et le font sécher pour l’hiver. Dans l’âtre, on en jette plusieurs pieds, qui pétillent et brûlent avec mille petites flammes gaies. Le chat de la maison, qui d’abord avait déménagé avec ses maîtres, prend le parti de revenir se chauffer à notre feu et accepte de souper avec nous. Les deux plus jeunes filles, de douze à quinze ans, que notre déballage avait rendues muettes de stupeur, arrivent aussi sur la pointe des pieds et ne peuvent plus s’arracher à la contemplation de notre repas. D’ailleurs si drôles, toutes deux, qu’il n’y a pas moyen de leur en vouloir, et si impeccablement jolies, sous leurs voiles de perse aux dessins surannés, avec leurs joues rouges et veloutées comme des pêches de septembre, leurs yeux presque trop longs et trop grands, dont les coins se perdent dans leurs noirs bandeaux à la Vierge, — et surtout leur mine honnête, chaste et naïve. Au moment de notre coucher seulement elles se retirent, après avoir jeté de nouveaux pieds de chardon dans le feu ; alors le froid et le solennel silence, qui émanent des cimes proches et de leurs neiges, s’épandent avec la nuit sur les solitudes alentour, enveloppent bientôt le petit village de terre, notre chambrette misérable, et notre bon sommeil sans rêves.


Dimanche 6 mai. — Dès le matin, nous retrouvons la joie de la vitesse et de l’espace, dans le désert toujours pareil, entre les deux chaînes de hauts sommets garnis de neiges. Le désert est comme marbré par ses différentes zones de fleurs. Mais ce n’est plus l’éclat des plaines du Maroc ou de la Palestine, qui, au printemps, se couvrent de glaïeuls roses, de liserons bleus, d’anémones rouges. Il semble qu’ici tout se décolore, sous les rayons d’un soleil trop rapproché et trop clair : des serpolets d’une nuance indécise, des pâquerettes d’un jaune atténué, de pâles iris dont le violet tourne au gris perle, des orchidées à fleurs grises, et mille petites plantes inconnues, que l’on dirait passées dans la cendre.