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Nous avons pris le parti de laisser derrière nous nos bêtes de charge, avec nos inutiles et flâneurs cavaliers de Chiraz ; la confiance entière nous est venue, et nous allons de l’avant.

Voici cependant là-bas une multitude en marche, qui va croiser notre route ; ce sont des nomades, gens de mauvais renom, c’est une tribu qui change de pâturage. En tête s’avancent les hommes armés, qui ont de belles allures de bandits ; nos Persans imaginent de passer ventre à terre au milieu d’eux, en jetant de grands cris sauvages pour exciter les chevaux ; et on se range, on nous fait place. En traversant la cohue du bétail qui vient ensuite, nous reprenons le trot tranquille. Au petit pas, enfin, nous croisons l’arrière-garde, composée des femmes et des petits, — petits enfans, petits chameaux, petits cabris, pêle-mêle dans une promiscuité comique et gentille ; — d’un même panier, sur le dos d’une mule, nous voyons sortir la tête d’un bébé et celle d’un ânon qui vient de naître, et on ne sait qui est le plus joli, du petit nomade qui roule ses yeux noirs, ou du petit âne au poil encore tout frisé qui remue ses grandes oreilles, l’un et l’autre du reste nous regardant avec la même candeur étonnée.

Après quatre heures de route, halte au village désolé de Dehbid (deux mille six cents mètres d’altitude). Au milieu de la plaine grise, une lourde forteresse antique, datant des rois Sassanides, contre laquelle de misérables huttes en terre se tiennent blotties, comme par crainte de rafales qui balayent ces hauts plateaux. Un vent glacé, des neiges proches, et une étincelante lumière.

Cependant nos bêtes de charge, distancées depuis le matin, ne nous rejoignent point, non plus que nos cavaliers de Chiraz. Tout le jour, nous les attendons comme sœur Anne, montés sur le toit du caravansérail, interrogeant l’horizon : des caravanes apparaissent, des mules, des chameaux, des ânes, des bêtes et des gens de toute espèce, mais les nôtres point. A l’heure où les ombres des grandes montagnes s’allongent démesurément sur le désert, l’un des cavaliers enfin arrive : « Ne vous inquiétez pas, dit-il, ils ont pris un autre chemin, de nous connu ; dormez ici, comme je vais faire moi-même ; demain vous les retrouverez, à quatre heures plus loin, au caravansérail de Khan-Korrah. »

Donc, dormons à Dehbid ; il n’y a que ce parti à prendre, en effet, car voici bientôt l’enveloppement solennel de la nuit. Mais