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accroupis sous les ogives tourmentent des roses dans leurs doigts.

Les dômes bleus, les minarets bleus, les donjons bleus commencent de nous montrer le détail de leurs arabesques, pareilles aux dessins des vieux tapis de prière. Et, dans le ciel merveilleux, des vols de pigeons s’ébattent de tous côtés au-dessus d’Ispahan, se lèvent, tourbillonnent, puis se posent à nouveau sur les tours de faïence.

Le pont franchi, nous trouvons une avenue large et droite, qui est pour confondre toutes nos données sur les villes orientales. De chaque côté de la voie, d’épais buissons de roses forment bordure ; derrière, ce sont des jardins où l’on aperçoit, parmi les arbres centenaires, des maisons ou des palais, en ruines peut-être, mais on ne sait trop, tant la feuillée est épaisse. Ces massifs de rosiers en pleine rue, que les passans peuvent fourrager, ont fleuri avec une exubérance folle, et, comme c’est l’époque de la cueillette pour composer les parfums, des dames voilées sont là dedans, ciseaux en main, qui coupent, qui coupent, qui font tomber une pluie de pétales ; il y a de pleines corbeilles de roses posées de côté et d’autre, et des montagnes de roses par terre... Qu’est-ce qu’on nous racontait donc à Djoulfa, et comment serions-nous mal accueillis, dans cette ville des grands arbres et des fleurs, qui est si ouverte et où les gens nous laissent si tranquillement arriver ?

Mais l’enfermement, l’oppression des ruines et du mystère nous attendaient au premier détour du chemin ; tout à coup nous nous retrouvons, comme à Chiraz, dans le labyrinthe des ruelles désertes, sombres entre de grands murs sans fenêtres, avec des immondices par terre, des carcasses, des chiens morts. Tout est inhabité, caduc et funèbre ; çà et là, des parois éventrées nous laissent voir des maisons, bonnes tout au plus pour les revenans ou les hiboux. Et, dans l’éternelle uniformité grise des murailles, les vieilles portes toujours charmantes, aux cadres finement émaillés, sèment en petites parcelles bleues leurs mosaïques sur le sol, comme les arbres sèment leurs feuilles en automne. Il fait chaud et on manque d’air, dans ces ruines où. nous marchons à la débandade, perdant de vue plus d’une fois nos bêtes entêtées qui ne veulent pas suivre. Nous marchons, nous marchons, sans trop savoir nous-mêmes où nous pourrons bien faire tête, notre guide à présent n’ayant pas l’air beaucoup plus rassuré