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L’après-midi, par spéciale et grande faveur, je suis admis à pénétrer dans la cour de la mosquée de Kerim-Khan. De jour en jour je vois tomber autour de moi les méfiances ; si je restais, sans doute finirais-je par visiter les lieux les plus défendus, tant les gens ici me semblent aimables et débonnaires.

D’un bout à l’autre de l’Iran, la conception des portiques de mosquées ou d’écoles est invariable ; toujours une gigantesque ogive, ouverte dans toute la hauteur d’un carré de maçonnerie dont aucune moulure, aucune frise ne vient rompre les lignes simples et sévères, mais dont toute la surface unie est, du haut en bas, revêtue d’émaux admirables, diaprée, chamarrée comme un merveilleux brocart.

Le grand portique de Kerim-Khan est conçu dans ce style. Il accuse déjà une vétusté extrême, bien qu’il n’ait pas encore deux siècles d’existence, et son revêtement d’émail, d’une fraîcheur à peine ternie, est tombé par places, laissant des trous pour les fleurettes sauvages et l’herbe verte. Les quelques Chiraziens, qui ont pris sur eux de m’amener devant le vénérable seuil, tremblent un peu de me le faire franchir. Leur hésitation, et le silence de cette mosquée à l’heure qu’ils ont choisie, rendent plus charmante mon impression d’entrer dans ce lieu resplendissant et tranquille qui est la sainte cour…

Des lignes architecturales d’une austérité et d’un calme absolus, mais partout un luxe fou d’émail bleu et d’émail rose, pas une parcelle de mur qui ne soit minutieusement émaillée ; on est dans un mélancolique palais de lapis et de turquoise, que, çà et là, des panneaux à fleurs roses viennent éclaircir. La cour immense est presque déserte ; dans ses parois droites et lisses, des séries d’ogives parfaites s’ouvrent pour former, sur tout le pourtour, des galeries voûtées, des cloîtres, où des émaux luisent du fond de l’ombre ; et au milieu, là-bas, en face de nous qui arrivons, se dresse, plus haut que tout, un bloc de maçonnerie grandiosement carré, dans lequel est percée une autre ogive, unique, celle-ci, et colossale : la porte même du sanctuaire, où l’on n’osera cependant pas me faire pénétrer.

Deux ou trois vieillards, qui étaient prosternés dans des coins, lèvent la tête vers l’intrus que je suis, et, me voyant en bonne compagnie musulmane, retournent à leur prière sans mot dire. Des mendians, qui gisaient au soleil, s’approchent, et puis se retirent en me bénissant, après que je leur ai remis, ainsi qu’on