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me l’a recommandé, de larges aumônes. Tout va bien ; et nous pouvons nous avancer encore, sur les vieilles dalles brisées et disjointes où l’herbe pousse, nous aventurer jusqu’à la piscine des ablutions, au centre de la cour. Ces mille dessins, si compliqués et pourtant si harmonieux, si reposans à voir, que les Persans reproduisent depuis des siècles pour leurs velours de laine ou de soie, ont été prodigués ici, sous l’inaltérable vernis des faïences ; ils recouvrent du haut en bas toutes les murailles ; quant à ces grands panneaux de fleurs, qui par endroits viennent rompre la monotonie des arabesques, chacun d’eux est une merveille de coloris et de grâce naïve. On dirait que toutes les murailles du vaste enclos ont été tendues de tapis de Perse aux nuances changeantes. Et les lézardes profondes, qu’ont faites les tremblemens de terre en secouant la vieille mosquée, simulent des déchirures dans les tissus précieux.

Quand les vieillards qui priaient se sont replongés dans leur rêve, et quand les mendians se sont effondrés à nouveau sur les dalles, le silence, la paix suprême reviennent dans le palais de lapis et de turquoise. Ce soleil du soir qui rayonne, déjà oblique et rougi, sur la profusion des émaux à reflets bleus, me fait tout à coup l’effet d’un très vieux soleil, au déclin de son âge incalculable ; et je goûte âprement le charme d’être, à une heure exquise, dans un lieu lointain, mystérieux et interdit…

Je ne crois pas que beaucoup d’Européens soient entrés avant moi dans la cour d’une mosquée de Chiraz.


Notre départ était fixé à demain, mais il paraît que rien ne tient plus ; le tcharvadar, après avoir mieux examiné mes bagages, déclare qu’il y en a trop et se récuse. Tout est à refaire.

Et je commence à prendre mes habitudes dans cette ville, à sortir seul, à me reconnaître dans le dédale des ruelles sombres. Là-bas, sur la place, entre la mosquée rose et les remparts croulans, au petit café où je me rends chaque soir, on me reçoit en familier ; on m’apporte « mon » kalyan, après avoir mis dans la carafe, pour en parfumer l’eau claire, des fleurs d’oranger et deux ou trois roses rouges. Je m’en reviens au logis dès que tombent ces crépuscules d’avril, tout de suite froids à cause de l’altitude, et toujours mélancoliques, malgré la joie délirante des martinets en tourbillon, dont les cris se mêlent au chant des muezzins dans l’air.