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il devait se trouver de plain-pied avec lui. « Il me paraît surprenant, à moi vieux païen, écrivait-il à Jacobi, de voir la croix plantée sur mon propre sol, et d’entendre prêcher poétiquement le sang et les plaies du Christ sans que je m’y sente formellement hostile. » Mais, en un accès de mauvaise humeur, l’hostilité débordait, et passait outre à la décence : Goethe, alors, trouvait la croix « aussi désagréable que les punaises, que l’ail ou que la fumée de tabac ; » il applaudissait à l’orgueil des vieux Saxons qui avaient su résister au Christ ; et ce qu’il admirait en Luther, ce n’était point l’agenouillement du mystique, mais le soubresaut du révolté. Son tempérament, comme sa culture, faisait de l’ascétisme l’ennemi personnel de Goethe. Jouir tour à tour de tout pour mieux jouir de lui-même continûment, c’est à quoi visait cet immense thésauriseur d’impressions : les dieux et les hommes étaient ses pourvoyeurs, accueillis ou évincés selon ses besoins.

Le poème de Schiller sur les dieux de la Grèce, la prière de Herder à Vénus Anadyomène, témoignaient chez leurs auteurs d’une sympathie fervente pour le paganisme. « Plus les dieux sont humains, plus les hommes sont divins, » versifiait Schiller. Il prétendait, en ce distique, glorifier l’Olympe. L’hommage se fût appliqué, beaucoup plus rigoureusement, à cet Homme-Dieu dont certains pasteurs arriérés osaient encore, du haut des chaires, affirmer et définir les deux natures, humaine et divine ; mais l’idée de l’Incarnation, dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, était à ce point vidée de son contenu, que les dieux de pierre ou de marbre dont parle le Psalmiste apparaissaient à Schiller comme les vrais Dieux humains.

A païen, païen et demi : Frédéric Schlegel était, à ses débuts littéraires, un tel dévot de l’hellénisme, que Schiller le réputait compromettant et se moquait de lui. La femme grecque était, pour Schlegel, un idéal insurpassable d’humanité supérieure ; les cités grecques lui semblaient offrir une culture politique en comparaison de laquelle les modernes étaient dans un état d’enfance ; il saluait le drame grec comme « un maximum absolu de poésie ; » et s’il rêvait, à l’image de ce que Winckelmann avait fait pour l’art, d’écrire une histoire de la poésie grecque, c’est parce qu’il concevait cette histoire comme « une histoire naturelle du beau se développant en vertu de sa logique interne, » et parce qu’à son regard, l’évolution historique de l’hellénisme