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III

Le romantisme allemand fut longtemps ignoré en France. Mme de Staël le connut peu ; nos romantiques à nous ne le soupçonnèrent point. Le livre de l’Allemagne, d’Henri Heine, sous l’apparence de tracer un tableau de ce mouvement, nous en donne une caricature, fort amusante d’ailleurs. Les historiens contemporains de la littérature allemande ont hérité de la malveillance de Heine : on dirait qu’ils ne pardonnent point au romantisme d’avoir acheminé vers l’obédience catholique un groupe d’intelligences allemandes ; et la colère mal dissimulée qu’ils ressentent leur cache l’intérêt psychologique de ces évolutions religieuses.

Vous trouvez, à l’origine de cette école, — et Frédéric Schlegel en est à cet égard un exemplaire accompli, — l’individualisme le plus débridé, le plus anarchique, qui fut jamais. Les mœurs des romantiques n’ont même point l’excuse de se présenter au public comme une sorte de laisser aller de la bonne nature ; elles affectent, avec audace, d’être une déclaration de guerre à la société ; et, comme l’Allemand, même en ses débauches, a besoin d’érudition, la philosophie de Rousseau fournit le théorème dont ils déduisent leurs dévergondages. Schlegel lit la Stella de Gœthe, où s’étale une bigamie toute sereine et toute cordiale ; et cela paraît à Schlegel d’une « haute moralité. »

Les romantiques avaient beaucoup appris à l’école de Gœthe, et ils avaient beaucoup retenu. Ils se pouvaient demander, même, si la « liberté » de mœurs dont Gœthe avait donné l’exemple n’avait point fécondé son génie. Ses aventures de cœur, en effet, étaient comme les brouillons de ses livres : une fois la mise au net achevée, il faisait avec son sentiment comme on fait avec un brouillon ; il le supprimait. Immortaliser les femmes qu’il avait aimées était son moyen, à lui, de prendre congé d’elles ; c’est en prolongeant leur nom sur les lèvres des hommes qu’il déshabituait ses propres lèvres de le murmurer et son propre cœur d’y trouver attrait ; et, comme dommages-intérêts pour la confiance qu’elles avaient mise en lui, il leur jetait, superbe, quelque part de sa gloire littéraire. Les pages qu’il leur consacrait étaient vraiment des délivrances ; et l’on pourrait, reprenant ici le mot d’Aristote sur le sens duquel les esthéticiens discuteront à