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jamais, dire qu’en racontant ses passions, Goethe s’en « purgeait. » Il abolissait le passé de son âme par là même qu’il le fixait en chefs-d’œuvre. Comme, dans le développement d’un Moi si sagement économisé, rien ne devait être perdu, il importait que le public eût le bilan successif de ses expériences sentimentales ; ces bilans étaient souvent d’inoubliables livres ; et, pareil à Jupiter qui savait bien que les mortelles de son choix ne manqueraient point à ses caprices, cet autre Olympien, qui faisait sur Dorothée Veit l’impression d’un dieu, avait confiance, lui aussi, que toujours des femmes se rencontreraient pour être les esclaves de son génie. C’était ériger l’inconstance du cœur en un moyen de production littéraire. Pauvres âmes désertées, hier choyées comme des idoles, et froissées aujourd’hui comme des épreuves d’imprimerie, de quoi se seraient-elles plaintes ? Gœthe ne se dispensait de leur continuer son propre culte qu’en les proposant au culte de la postérité.

Mesurez l’effet de ce magnifique « égotisme » sur des âmes de jeunes gens qui peuvent se donner l’illusion que leurs infidélités mêmes attesteront en eux, non point seulement la « liberté » de l’homme, mais le droit souverain du génie. Par surcroît, assez frottés de philosophie pour savoir que le Moi s’affirmait en reconnaissant sa suprématie sur le Non-moi, les éphèbes du romantisme conviaient la métaphysique elle-même à rassurer leurs consciences : changer de maîtresses ou bien, pour les femmes, changer d’amans, c’était, à chaque vicissitude des cœurs ou des sens, élargir, étendre, amplifier la souveraineté du Moi sur le Non-moi ; il semblait que les fantaisies de la chair rendissent plus intense la conscience du Moi ; c’est ainsi que don Juan se mettait à l’école de Fichte pour faire taire ses derniers scrupules.

Frédéric Schlegel, en signalant dans Wilhelm Meister l’œuvre par excellence des temps modernes et en faisant de ce roman une sorte de Bible, acheva de déranger les imaginations juvéniles. Car, tandis que Schiller félicitait Gœthe de n’avoir point attardé dans le » fantaisisme » cet aventureux Wilhelm et de l’avoir, pourtant, préservé du « philistinisme, » les jeunes romantiques, qui prenaient dans Wilheim Meister, tout ensemble, des leçons de conduite et des leçons de littérature, eurent une façon romantique de lire leur Bible. Lucinde, de Schlegel ; Florentin, de Dorothée Veit ; Sternbald, de Tieck ; Henri d’Ofterdingen,