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un « mélodrame » pour nous ; le prestige de la « couleur locale » et du costume opèrent, et l’emportent ; et, tout de suite, nous parlons de drame, quand ce n’est pas de tragédie. Est-ce que tous les morts seraient censés du monde ? et du grand monde ? ou bien deux cent cinquante ans de distance donneraient-ils à toutes les figures comme un air d’aristocratie ?

Il y a fort heureusement d’autres raisons de ce prestige ; il y en a plusieurs ; il y en a même tant que, si je voulais les donner toutes, c’est un autre article qu’il me faudrait écrire ; et c’est pourquoi je me borne à constater que l’illusion n’en est presque pas une. À quoi tient-elle ? Historia quoquo modo scripta… L’ai-je assez souvent cité, ce mot qui devrait servir d’épigraphe au livre que je voudrais lire sur l’emploi de l’histoire dans le drame ! Oui, l’histoire plaît toujours, de quelque manière, à quelque fin et sur quelque ton qu’elle soit écrite, quoquo modo. Nous ne nous lassons pas d’explorer le passé ! On lui sait gré d’avoir été. Ce sentiment est général. Mais les dramaturges, en particulier, lui sont reconnaissans de ce qu’il « authentique, » en les leur transmettant, les pires abominations, les forfaits de la Terreur, les horreurs de l’Inquisition, les crimes de ces guerres que le poète appelait « plus que civiles ; » et nous, spectateurs, ces abominations, elles nous paraissent nobles, si je puis ainsi dire, de leur seule authenticité. Jupillon ou Germinie Lacerteux ne sont bons qu’à mettre en mélodrame : Messaline ou Néron sont « tragiques » d’avoir existé.

Ce n’est de ne pas, à proprement parler, la « condition » des personnages, comme telle, qui distingue extérieurement le mélodrame d’avec la tragédie, mais il semble que ce soit le fait d’appartenir à l’histoire. Fausse ou vraie, la « couleur locale » nous procure des « sensations d’histoire. » Il est vrai qu’elles sont quelquefois étrangement trompeuses, et rien n’est plus déconcertant que d’en éprouver que l’on croit du XVIe siècle, en voyant jouer, par exemple, Hamlet, dont les héros vivaient aux environs du dixième, s’ils ont vécu. Mais ce n’est là qu’un détail. Ce qui semble faire le caractère éminemment tragique des personnages de l’histoire, c’est de n’être pas nos contemporains. Ils furent ! et ils ne sont plus ! Dans les perspectives lointaines du passé la réalité, la gravité, l’énormité de leurs actions s’atténue. Les dilettantes, comme Renan, jouissent de 1’« artiste » qu’ils ont découvert en Néron. Nous admirons, en sécurité, ce qu’il