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y avait d’« énergie, » de tempérament, de beauté même, diraient quelques-uns, dans les crimes de Cléopâtre, la Cléopâtre de Rodogune. En d’autres personnages, plus voisins de nous, tels que les hommes de la Révolution ou de l’Empire, nous pouvons même saisir le passage, la transition du mélodrame à la tragédie. Du temps de Ponsard, de Charlotte Corday et du Lion Amoureux, Marat ou Robespierre ne relevaient encore que du mélodrame : ils deviendront bientôt héros de tragédie.

Qu’est-ce donc à dire ? et, si ces réflexions sont justes, la « tragédie moderne » ou pour mieux dire encore, la « tragédie contemporaine » est-elle donc impossible à réaliser ? Tous nos auteurs dramatiques, ou presque tous, l’ont cru depuis cent ans ; et quand par hasard ils ont rencontré « sous leur main » de vrais sujets de tragédie, ou bien ils les ont déguisés en sujets historiques, ou ils les ont énervés, ou bien ils ont enfin donné, dans leurs pièces, à la peinture et à la satire plutôt encore qu’à la peinture des mœurs, une importance qui réduisait le sujet à n’être plus que le prétexte timide, la circonstance atténuante, et l’excuse de lui-même. Allez voir jouer là-dessus, si du moins on les joue encore quelque part, le Mariage d’Olympe, les Lionnes Pauvres, ou l’Etrangère.

Mais, précisément, je crois, avec l’auteur du Dédale, et je le croyais avant qu’il ne fût l’auteur du Dédale, et de l’Enigme et de la Course du flambeau ; je le croyais, et, — je le lui disais quand j’avais l’honneur de le recevoir à l’Académie française, — je crois qu’il ne s’agit que de savoir s’y prendre. Dans la vie moderne, la vie que nous vivons tous les jours, et au jour le jour, la matière tragique est diffuse, comme dans l’histoire ; et il ne s’agit que de la reconnaître. Si l’histoire est un moyen merveilleux de la mettre en valeur et en œuvre, je crois pourtant qu’il y en a d’autres. Le décor, le « milieu, » le costume, le recul du temps, la « condition » des personnages, toutes ces distinctions ne sont qu’à la surface : elles n’atteignent pas le fond de la chose. Nos passions, plus civilisées, et plus savamment contenues et tenues d’ordinaire en bride, que celles de nos pères, n’ont pas pour cela d’explosions moins violentes. Je le constate en témoin des mœurs de mon temps, si je le regrette comme moraliste ! Cela suffit à la tragédie. Et je sais parfaitement qu’en le disant je ne fais que redire ce qu’ont dit en leur temps les Diderot et les Beaumarchais ; et on ne me fera pas, je l’espère, ce tort de