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du décor historique. Ce qui l’entravera plutôt dans la liberté de son développement, — oserai-je me servir de ce mot savant et barbare ? — c’est la raréfaction de la matière tragique, à la suite, et comme conséquence, d’une évolution de nos idées morales.


Tous ces crimes d’État qu’on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu’il nous la donne.


C’est ainsi qu’on pensait, qu’on sentait au temps de Corneille. On n’en voulait guère à un prince des moyens qu’il avait pris pour se frayer un chemin au trône et — mieux encore, ou pis que cela ! — si les crimes des rois ne perdaient pas leur nom de crimes, on n’en parlait pourtant toujours qu’avec une sévérité... respectueuse et presque admirative. La sensualité féroce et sanguinaire d’un Henri VIII d’Angleterre ne le « disqualifiait » pas ; et, d’avoir les mains teintes du sang de ses femmes, cela ne l’empêchait pas d’être un « héros de tragédie. » C’est ainsi que le théâtre de Corneille est plein de criminels, de la force de sa Cléopâtre, en laquelle il ne peut se défendre d’admirer « quelque grandeur d’âme, » et, — dans l’histoire, — il n’a pas tort.

Mais je dis : « dans l’histoire, » et dans l’histoire seulement ! Nous n’admettrions pas aujourd’hui qu’une ambition, tendue vers la conquête du pouvoir actuel, y allât par de semblables moyens, par l’empoisonnement ou par l’assassinat. En d’autres termes encore : il y a pour nous des crimes, toute une catégorie de crimes, auxquels l’ambition, qui, dans l’histoire, les a souvent « justifiés » au regard des contemporains, ne saurait servir aujourd’hui d’excuse. Il y en a d’autres qu’un manteau royal ne saurait ni cacher ni couvrir de sa splendeur. Ceci ne revient-il pas à dire que tout un ordre de passions qui se satisfaisait autrefois d’une manière, ne va plus de nos jours à son assouvissement par les mêmes moyens ? De nos jours, les « tragédies » de l’ambition ne peuvent être situées que dans l’histoire ; et la réalité de la vie contemporaine ne saurait guère nous en donner que le « mélodrame » ou la « comédie. » Et, comme on en peut dire presque autant des « tragédies de la famille ; » comme il y a, — et heureusement ! — peu de fils parmi nous qui combinent de venger le meurtre de leur père par celui de leur mère, ce qui est la situation d’Oreste et d’Hamlet ; et comme