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ne boit ; on écoute, en soulignant d’une rumeur gémissante certains passages plus touchans ou plus terribles. Et, de temps à autre, des cris poussés par des centaines de voix viennent à nous de la mosquée proche. Le vieillard, évidemment, conte les douleurs et la mort de ce Hussein[1], dont il redit le nom sans cesse : c’est comme si chez nous un prêtre contait la Passion du Christ.

Et, tout à coup, mon voisin, mon ami de la veille, à voix basse, dédaignant presque de tourner la tête vers moi, me dit en langue turque : « Va-t’en ! »

« Va-t’en ! » Il serait ridicule et lamentable de persister ; ces gens, d’ailleurs, ont bien le droit de ne vouloir point d’infidèle à leur pieuse veillée.

Donc, je m’en vais. Me revoici dans le silence et la nuit noire, au milieu des vieux remparts éboulés et dans le labyrinthe des ruelles voûtées. Attentif, comme le petit Poucet en forêt, aux points de repère que j’ai pris pour éviter les oubliettes béantes sous mes pas, pour tourner quand il faut aux carrefours des couloirs, je m’en vais lentement, les bras étendus à la manière des aveugles, ne percevant d’autres indices de vie sur mon chemin que des fuites prudentes de chats en maraude.

Et jamais encore, dans un pays d’Islam, je n’avais eu le sentiment d’être si étranger et si seul.


Mercredi 2 mai. — Il semble vraiment que ce sera aujourd’hui, le départ ; cela paraît s’organiser pour tout de bon, cela prend dès le matin un air réel. À midi, les deux cavaliers fournis par le gouverneur entrent se présenter à moi, tandis que leurs chevaux, attachés au frappoir de ma porte, font tapage dans la rue. Et, à une heure, nos bagages, après avoir traversé à dos de juifs le petit bazar du quartier, se hissent et s’attachent sur la croupe des bêtes de charge.

C’est à n’en plus douter : voici que l’on apprête nos chevaux. Il y a beaucoup de monde assemblé pour assister à notre départ, devant ces murailles de brique et ces éboulis de terre qui sont l’enceinte de Chiraz. Il y a aussi affluence de mendians, qui nous offrent des petits bouquets de roses, avec leurs souhaits de bon voyage.

  1. Hussein, martyr très vénéré en Perse, fils d’Ali et petit-fils du prophète Mahomet.