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s’en plaindre quand l’hôte est, comme celui-ci, intelligent et distingué. On cause de l’Inde, que je viens de quitter ; le vizir m’interroge sur la famine, qui le révolte, et sur la peste, dont le voisinage l’inquiète. — « Est-il vrai, me demande-t-il, que les Anglais aient sournoisement envoyé des pesteux en Arabie pour y propager la contagion ? » — Là, je ne sais quoi répondre ; c’était la rumeur courante à Mascate lorsque j’y suis passé, mais l’accusation est bien excessive. Il déplore ensuite l’effacement progressif de l’influence française dans le golfe Persique, où ne paraît presque plus notre pavillon. Et rien n’atteste plus péniblement pour moi notre décadence aux yeux des étrangers que l’air de commisération avec lequel il me demande : « Avez-vous encore un consul à Mascate ? »

En ce qui concerne la continuation de ma route vers Ispahan, le vizir est tout disposé à me donner des cavaliers d’escorte ; mais seront-ils dès demain prêts au départ, Allah seul pourrait le dire...

Le soir, de longs cris répondent au chant des muezzins, de puissantes clameurs humaines, parties d’en dessous, de l’ombre des mosquées. Le carême est commencé et l’exaltation religieuse ira croissant, jusqu’au jour du grand délire final, où l’on se meurtrira la poitrine et où l’on s’entaillera le crâne. Depuis que le babisme, clandestin et persécuté, envahit la Perse, il y a recrudescence de fanatisme chez ceux qui sont restés musulmans chiites, et surtout chez ceux qui feignent de l’être encore.

Cependant c’est peut-être mon dernier soir de Chiraz, et je sors seul à nuit close, contre l’avis de mes prudens serviteurs. L’enfermement et la tristesse de ma maison, à la fin, m’énervent, et la fantaisie me vient d’aller demander « mon » kalyan, là-bas, au petit café en dehors des murs, devant la mosquée aux faïences roses.

L’aspect de ce lieu, que je n’avais jamais vu aux lanternes, dès le premier abord me déconcerte. Il est bondé de monde, gens du peuple ou de la campagne, assis à tout touche. A peine puis-je trouver place près de la porte, au coin d’un banc, à côté d’un habitué qui, en temps ordinaire, me faisait beaucoup d’accueil, mais qui, cette fois, répond tout juste à mon bonsoir. Au milieu de l’assemblée, un vieux derviche au regard d’illuminé est debout qui parle, qui prêche d’abondance, avec des gestes outrés, mais quelquefois superbes. Personne ne fume, personne