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ces massée de glace ; aussi bien le capitaine Bade donne-t-il l’ordre de virer de bord pour aller nous réfugier cette nuit dans la baie de Smeerenburg, sauf à tenter demain une nouvelle reconnaissance de la banquise vers l’Est, où nous serons mieux abrités du vent par l’archipel.

Nous reprenons donc la route du Spitzberg que nous avons laissé au Sud, et dont les splendides massifs neigeux reparaissent bientôt, se profilant avec une netteté extraordinaire dans la pure atmosphère de cette nuit bleue, claire, sereine.


VI

14 août. — Après cette nuit d’émotion, nous nous réveillons dans les eaux moins courroucées de la baie de Smeerenburg, qui s’ouvre entre la pointe nord-ouest du Spitzberg, et les deux îles voisines : des Danois et d’Amsterdam. Cette baie, mal protégée contre les vents du Sud, est dominée par un imposant amphithéâtre de montagnes. De tous côtés tombent dans la mer de puissans fleuves de glace qui se terminent par des falaises à pic. Bien que nous ayons déjà admiré beaucoup de ces courans cristallins depuis la Baie de la Recherche, le grand glacier de Smeerenburg nous semble surpasser en grandeur et en éclat tous ceux que nous avons vus. Nous demeurons littéralement stupéfaits devant cette grandiose cuirasse de glace d’un bleu translucide, qui ne diffère d’une cataracte que par son immobilité, et par la verticalité de sa chute dans la mer. Combien pauvres paraîtraient nos glaciers des Alpes auprès de ces magnifiques glaciers polaires ! Comme la mer est très forte jusque dans cette baie mal abritée contre la houle du large, le travail de l’atterrissage fut extrêmement laborieux. Par prudence, la chaloupe ne prit que peu de monde à la fois, en sorte qu’il fallut lui faire faire trois voyages consécutifs pour débarquer toute la caravane : et, comme je fus du troisième voyage, ce ne fut qu’au bout d’une heure et demie que mon tour vint. Notre nacelle dansait comme une coquille de noix sur la vague. Un de mes compagnons, le Genevois, n’était pas rassuré, ayant vu un jour sa barque se retourner dans les mêmes conditions sur le lac Léman ; il put s’en tirer à la nage ; mais ici, si pareil accident se produisait, on ne nagerait pas longtemps dans cette eau où notre thermomètre descend à + 1°,9.

Nous atterrissons sur une plage pierreuse, grise, affreusement