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état de conservation. Les planches des cercueils, grossièrement ajustées, sont intactes, bien que depuis près de trois cents ans elles soient exposées aux influences atmosphériques : ce phénomène est dû au froid continu et à l’extrême pureté de l’air de ces régions arctiques ; rien ne s’y détériore ; le bois et les étoffes y gardent leur aspect neuf pendant des siècles. J’ai relevé, sur la dalle de pierre bleue qui surmonte le cairn érigé au milieu de ce cimetière arctique, une inscription que j’ai lue avec d’autant plus d’intérêt qu’elle est conçue dans une de mes deux langues maternelles. Après avoir rappelé que le Spitzberg fut découvert par les Hollandais jusqu’au 19e degré 30’ de latitude, cette inscription relate en huit lignes la mort de Jacob Seegersz, de Andries Jansz, de Middelbourg, et de douze autres Hollandais, qui hivernèrent en cet endroit et y périrent de faim de 1633 à 1635. J’avoue que je me suis senti profondément remué devant cette laconique inscription funèbre, certes la plus septentrionale du monde. Ces braves pêcheurs qui vinrent mourir ici de misère et de privations, au bout du Spitzberg, à deux cents lieues du pôle, étaient pour moi presque des compatriotes, puisqu’ils parlaient la langue des Flamands. Les rires de mes compagnons devant ces pauvres tombes me faisaient mal, et quand l’un d’eux s’avisa de se servir d’une planche de cercueil en guise de passerelle pour rejoindre la chaloupe à pied sec, et qu’un autre poussa l’inconscience jusqu’à emporter à bord un crâne comme souvenir, je ne pus qu’applaudir à l’ordre que donna le comte Stenbock de réintégrer ces reliques à leur place.

Cette baie de Smeerenburg, où quatorze pêcheurs hollandais dorment depuis près de trois siècles leur dernier sommeil, porte encore sur les cartes le nom de « baie de Hollande. » Elle doit son nom, de même que l’île d’Amsterdam, la baie de Hambourg, l’île des Danois, au traité qui fut conclu au XVIIe siècle entre les nations rivales qui se disputaient la possession des pêcheries du Spitzberg. On a peine à croire que de longues et sanglantes querelles éclatèrent à diverses reprises dans cette lointaine contrée déserte. Il résulte de rapports authentiques qu’à cette époque, près de deux cents vaisseaux montés par dix ou douze mille hommes étaient engagés dans la pêche de la baleine, qui était alors beaucoup plus abondante dans les eaux du Spitzberg qu’elle ne l’est aujourd’hui. Pour mettre fin aux continuels conflits, qui aboutirent souvent à de véritables batailles navales, les nations