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IX

L’Oihonna quittait la baie des Glaces dans la nuit du 16 au 17 août. La sortie du fjord est un des parages dangereux du Spitzberg, à cause des bas-fonds et des récifs qui ne sont que vaguement signalés sur la carte marine sous le nom de Sunken Rocks. Le cap qui forme la pointe méridionale du fjord se prolonge fort loin sous la mer, et, pour l’éviter, il faut faire un grand circuit. Au large, nous trouvons une mer écumeuse, et un violent vent de Nord-Est a succédé au vent du Sud et siffle dans les cordages comme un orchestre infernal. Nous saluons les derniers pitons qui, par leurs formes pointues, sont si caractéristiques du Spitzberg, entre autres le Staratchine Ridge, haute montagne à pic qui domine fièrement l’Océan. Elle a été gravie par Garnwood, qui lui donna le nom d’un chasseur russe célèbre par ses hivernages au Spitzberg. Tout ce littoral est semé d’écueils qui en rendent la navigation fort périlleuse aux grands navires, surtout par les brouillards.

La mer grossit pendant la nuit. Vers deux heures du matin, je suis réveillé par le bruit d’objets qui se livrent dans la cabine à une sarabande désordonnée. Le navire tremble dans toute sa membrure, roule horriblement, et il faut se cramponner au cadre de la couchette pour ne pas être précipité dehors. Tout croule, tout craque, tout mugit : c’est un désordre affreux. A l’heure du lever, le clairon jette sa note stridente au milieu de cette cacophonie. Comme le pont est balaye par la vague, j’endosse un costume de matelot, je me coiffe d’un surouet, et, me cramponnant aux appuis, je parviens non sans peine à me hisser jusqu’auprès de l’officier de quart. De ce haut poste d’observation, je contemple un ouragan sur la mer Glaciale. La scène est sublime et terrifiante. L’’Oihonna bondit, comme un coursier au galop, à travers le champ de bataille des flots soulevés. Le vaisseau monte jusqu’au faîte de la vague, dont le vent rageur fouette et disperse l’écume, puis, d’un mouvement brusque, angoissant, s’écroule avec fracas dans la vallée qui se creuse entre deux montagnes d’eau. A chaque bond, le pont est inondé par les embruns qui remontent jusqu’à notre poste élevé et nous éclaboussent d’eau salée. Les orgues les plus puissantes ne donneraient qu’une pâle idée de la grande voix de tonnerre des éléments