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déchaînés. Ce qui domino tous ces bruits réunis, ce sont les perpétuels sifflemens des cordages, sifflemens aigus, stridens, qui déchirent l’oreille comme les plaintes des damnés de l’enfer de Dante. Nous sommes suivis par des bandes de pétrels arctiques, cet oiseau des tempêtes, rasant sans cesse la vague, et en suivant tous les contours, toutes les sinuosités. Et comme pour nous rappeler que nous sommes en mer Glaciale, des milliers de glacions, d’un bleu d’azur, de toutes formes et de toutes tailles, nous font cortège, bousculés par le flot courroucé : on dirait d’un troupeau de monstres apocalyptiques, que la proue aiguë de l’Oihonna traverse triomphalement et disperse au loin, fendant rapidement la vague en dépit du vent et de la tempête. Dans l’après-midi, nous sommes enveloppés par une brume épaisse qui accentue encore le caractère farouche de la scène : cette brume, qui annonce le voisinage de l’île des Ours, est causée par le contact des glaces avec le courant tiède du Gulf Stream, et comme elle se renouvelle constamment sous l’influence d’un phénomène continu, les vents les plus forts sont impuissans à la dissiper. Le timonier ne quitte pas de l’œil la boussole, enchâssée comme une relique sacrée sous le cuivre et le verre : il l’observe d’un regard pieux, tendre et fasciné. Dans la soirée nous dépassons la mystérieuse île des Ours qui se cache obstinément derrière son éternel voile de brouillard. Le vent saute au Sud-Est, ce qui diminue la violence de la tempête. Je me jette épuisé sur ma couchette, après douze heures de lutte, et, quand je m’éveille le lendemain matin, je constate avec joie que la mer s’est calmée. Le vent a sauté au Sud, la température s’est élevée à 8°. L’air est lourd, déprimant : ce n’est plus l’air âpre et vivifiant du Spitzberg.

Le 19 août, à cinq heures du matin, nous débarquons à Hammerfest après une navigation de cinquante-cinq heures depuis notre dernière escale à Green Harbour. Cette petite ville, le plus septentrional des points habités du globe, nous a paru belle comme un rêve. Nous y retrouvons, avec la civilisation, le splendide ciel bleu et une température estivale de 12° à l’ombre et 20° au soleil. C’est presque l’Italie après le pôle ! Quelle joie de trouver ici le télégraphe et des lettres qui n’ont que dix jours de date !


JULES LECLERCQ.