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Mémoires d’une héritière, malgré un succès de vente considérable, ne reçut point des lettrés, ni même du public, l’accueil enthousiaste qu’avait reçu Evelina quatre ans auparavant. Non qu’on n’y trouvât la trace manifeste des progrès accomplis par la jeune romancière dans la pratique de son métier : l’intrigue de Cecilia était, assurément, plus simple à la fois et plus vigoureuse que celle d’Evelina, les caractères plus variés tout en étant moins nombreux. C’était l’histoire d’une « héritière » qui ne pouvait garder son héritage qu’à la condition de garder en même temps le nom de sa famille : un jeune homme s’éprenait d’elle, voulait l’épouser, et se heurtait au refus catégorique de ses parens, qui, très fiers de leur nom, n’admettaient point que leur fils pût y renoncer, ni non plus qu’il se mariât avec une fille sans dot. Il y avait une scène, — déjà toute romantique, avec son mélange de passion et de brutalité, — où la mère du jeune homme se querellait avec son fils, le maudissait, et finissait par se rompre une veine dans l’excès de sa rage. Une autre scène, non moins audacieuse, représentait le suicide d’un joueur, au cours d’une grande fête dans les jardins du Vauxhall. Harmonieux équilibre de l’ensemble, finesse et précision des moindres détails, tout indiquait le grand effort qu’avait tenté miss Burney pour tirer le meilleur parti possible de son expérience personnelle et des leçons de ses maîtres. Mais, avec tout cela, l’œuvre sentait l’effort, traînait, manquait de vie. Le vieux Johnson, tout en l’admirant bruyamment, avouait qu’il n’avait pas réussi à la lire jusqu’au bout. Un autre des admirateurs d’Evelina, Horace Walpole, disait que Cecilia était « d’une longueur interminable ; » que « la plupart des personnages étaient outrés ; » que tous ces personnages « étaient trop des caractères pour traduire la complexité de la vraie vie humaine ; » enfin que l’œuvre entière avait le grave défaut d’être écrite « dans le tour de phrase affecté du docteur Johnson. » Et ce dernier reproche, — malheureusement très fondé, — de même que les précédens, contient peut-être l’explication de ce qui faisait surtout la faiblesse de Cecilia. La pauvre Fanny Burney s’était trop complètement livrée à l’influence du grand homme qui avait daigné devenir son ami. Malgré elle, sans doute, elle avait oublié ses modèles d’autrefois, et les sages avis de son « oncle Crisp, » pour se mettre à imiter un écrivain qui, avec sa haute valeur, était cependant un pédant, et l’homme le moins fait du monde pour servir d’exemple à la légère et innocente « petite fille » qu’elle était.

Encore l’imitation de Johnson, telle qu’elle apparaissait dans Cecilia, était-elle infiniment moins désastreuse pour le talent de Fanny