Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/491

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’accomplir ; et d’ailleurs tout cela, de nos jours, serait irréparable : on n’a plus le temps ni l’argent qu’il faudrait, et le secret de ces bleus merveilleux est depuis longues années perdu. Donc, on ne répare rien, et cette place unique au monde, qui a déjà plus de trois cents ans, ne verra certainement pas finir le siècle où nous venons d’entrer.

De même que Chiraz était la ville de Kerim-Khan, Ispahan est la ville de Chah-Abbas. Avec cette facilité qu’ont eue de tout temps les souverains de la Perse à changer de capitale, ce prince, vers l’an 1565, décida d’établir ici sa cour, et de faire de cette ville, déjà si vieille et du reste à peu près anéantie depuis le passage effroyable de Tamerlan[1], quelque chose qui étonnerait le monde. A une époque où, même en Occident, nous en étions encore aux places étroites et aux ruelles contournées, un siècle avant que fussent conçues les orgueilleuses perspectives de Versailles, cet Oriental avait rêvé et créé des symétries grandioses, des déploiemens d’avenues que personne après lui n’a su égaler. L’Ispahan nouvelle qui sortit de ses mains était au rebours de toutes les idées d’alors sur le tracé des plans, et aujourd’hui ses ruines font l’effet d’une anomalie sur cette terre persane.

Il me semblerait naturel, comme j’en avais l’habitude à Chiraz, de m’asseoir à l’ombre, parmi ces gens si paisibles, qui tiennent une rose entre leurs doigts ; mais ma garde d’honneur me gêne, et puis cela ne se fait pas ici, paraît-il : on me servirait mon thé avec dédain, et le kalyan me serait refusé.

Continuons donc de marcher, puisque la douce flânerie des musulmans m’est interdite.

Rasant les bords de la place, pour éviter le petit Sahara du centre, longeant les alignemens sans fin des grandes arcades murées, que je m’approche au moins de la mosquée Impériale, dont la porte gigantesque, tout là-bas, m’attire comme l’entrée magique d’un gouffre bleu ! A mesure que nous avançons, les minarets et le dôme du sanctuaire profond, — toutes choses qui sont plus loin, derrière le parvis, dans une zone sacrée et défendue, — ont l’air de s’affaisser pour disparaître, tandis que monte toujours davantage cet arceau du porche, cette ogive aux dimensions d’arc triomphal, dans son carré de mur tout chamarré de faïences à reflets changeans. Lorsqu’on arrive sous ce

  1. Tamerlan avait fait égorger ici plus de cent mille habitans en deux journées