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un autre, aboiemens des chiens de garde, ou plaintes lointaines des chacals. Et les étoiles scintillent étrangement clair, — car nous sommes toujours très haut, à peu près à l’altitude des sommets de nos plus grandes montagnes françaises.


Lundi 14 mai. — Le Chah Abbas voulut aussi dans sa capitale d’incomparables jardins et de majestueuses allées. L’avenue de Tscharbag, qui est l’une des voies conduisant à Djoulfa et qui fait suite à ce pont superbe par lequel nous sommes entrés le premier jour, fut en son temps une promenade unique sur la terre, quelque chose comme les Champs-Elysées d’Ispahan : une quadruple rangée de platanes, longue de plus d’une demi-lieue, formant trois allées droites ; l’allée du centre, pour les cavaliers et les caravanes, pavée de larges dalles régulières ; les allées latérales, bordées, dans toute leur étendue, de pièces d’eau, de plates-bandes fleuries, de charmilles de roses ; et, des deux côtés sur les bords, des palais ouverts[1], aux murs de faïence, aux plafonds tout en arabesques et en stalactites dorées. A l’époque où resplendissait chez nous la cour du Roi-Soleil, la cour des Chahs de Perse était sa seule rivale en magnificence ; Ispahan, près d’être investie par les barbares de l’Est, atteignait l’apogée de son luxe, de ses raffinemens de parure, et le Tscharbag était un rendez-vous d’élégances telles que Versailles même n’en dut point connaître. Aux heures de parade, les belles voilées envahissaient les balcons des palais, pour regarder les seigneurs caracoler sur les dalles blanches entre les deux haies de rosiers arborescens qui longeaient l’avenue. Les chevaux fiers, aux harnais dorés, devaient galoper avec ces attitudes précieuses, ces courbures excessives du col que les Persans de nos jours s’étudient encore à leur donner. Et les cavaliers à fine taille portaient très serrées, très collantes, leurs robes de cachemire ou de brocart d’or sur lesquelles descendaient leurs longues barbes teintes ; ils avaient des bagues, des bracelets, des aigrettes à leur haute coiffure, ils étincelaient de pierreries ; les fresques et les miniatures anciennes nous ont transmis le détail de leurs modes un peu décadentes, qui cadraient bien avec le décor du temps, avec l’ornementation exquise et frêle des palais, avec l’éternelle transparence de l’air et la profusion des fleurs.

  1. Ces palais à balcons, destinés surtout aux dames du harem, étaient au nombre de huit et s’appelaient les « Huit Paradis. »