Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/497

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le Tscharbag, tel qu’il m’apparaît au soleil de ce matin de mai, est d’une indicible mélancolie, voie de communication presque abandonnée entre ces deux amas de ruines, Ispahan et Djoulfa. Les platanes, plus de trois fois centenaires, y sont devenus des géans qui se meurent, la tête découronnée ; les dalles sont disjointes et envahies par une herbe funèbre. Les pièces d’eau se dessèchent ou bien se changent en mares croupissantes ; les plates-bandes de fleurs ont disparu et les derniers rosiers tournent à la broussaille sauvage. Entre qui veut dans les quelques palais restés debout, dont les plafonds délicats tombent en poussière et où les Afghans, par fanatisme, ont brisé dès leur arrivée le visage de toutes les belles dames peintes sur les panneaux de faïence. Avec ses allées d’arbres qui vivent encore, ce Tscharbag, témoin du faste d’un siècle si peu distant du nôtre, est plus nostalgique cent fois que les débris des passés très lointains.


Rentrés dans Ispahan, au retour de notre visite à la grande avenue morne, nous repassons par les bazars, qui sont toujours le lieu de la fraîcheur attirante et de l’ombre. Là, mon escorte me conduit d’abord chez les gens qui tissent la soie, qui font les brocarts pour les robes de cérémonie, et les taffetas[1] ; cela se passe dans une demi-nuit, les métiers tendus au fond de tristes logis en contre-bas qui ne prennent de lumière que sur la rue voûtée et sombre. Et puis, chez ceux qui tissent le coton récolté dans l’oasis alentour, et chez ceux qui l’impriment, par des procédés séculaires, au moyen de grandes plaques de bois gravées ; c’est aussi dans une quasi-obscurité souterraine que se colorient ces milliers de panneaux d’étoffe (représentant toujours des portiques de mosquée), qui, de temps immémorial, vont ensuite se laver dans la rivière, et sécher au beau soleil, sur les galets blancs des bords.

Nous terminons par le quartier des émailleurs de faïence, qui travaillent encore avec une grande activité à peinturlurer, d’après les vieux modèles inchangeables, des fleurs et des arabesques sur les briques destinées aux maisons des Persans de nos jours. Mais ni les couleurs ni l’émail ne peuvent être comparés à ceux des carreaux anciens ; les bleus surtout ne se retrouvent

  1. On sait que le taffetas est d’origine persane, comme du reste son nom.