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propre territoire : ils n’avaient aucune des aspirations humanitaires dont s’inspirèrent les constructeurs du XIXe siècle ; ils se souciaient fort peu de modifier la carte du monde et de faire communiquer des Océans presque ignorés d’eux ; ils craignaient plutôt d’ouvrir aux peuples de la Méditerranée, aux Phéniciens et aux Grecs si entreprenans, rivaux trop audacieux et déjà trop heureux du commerce indigène, un passage facile aux rivages de la Mer-Rouge, de leur livrer tout ou partie du trafic avec l’Arabie, avec Ophir (côte occidentale de l’Afrique), avec les Indes lointaines. Le canal des Pharaons suffisait aux besoins de leurs sujets ; il était une œuvre purement égyptienne, étrangère à toute préoccupation internationale ou mondiale ; se prolongeant à travers l’Egypte, il restait sous la surveillance et dans la main de ses rois. Hérodote nous raconte que ce qui empêcha Néchao de poursuivre le tracé jusqu’à la Mer-Rouge, ce ne fut pas seulement la perte des 120 000 terrassiers égyptiens, mais surtout l’oracle l’avertissant qu’il travaillait pour les Barbares. L’oracle, sans doute, n’avait pas prévu les jaquettes rouges, mais il exprimait la profonde inquiétude de l’âme égyptienne. Le canal des Pharaons ne devait jamais être, — ce qu’a été le canal rectiligne de Lesseps, — un danger pour l’indépendance du pays. Cette conception peut nous sembler étroite, médiocre, mesquine comme l’œuvre elle-même ; mais elle était bien adaptée aux idées, aux préjugés, parfois salutaires, de cet âge reculé, de ce pays mystérieux, qui cherchait dans le mystère même la sécurité de cette civilisation si particulière et qui redoutait, avec raison, un contact par trop direct avec les civilisations, les religions, les forces étrangères. Ce canal des Pharaons ne pouvait procéder d’une autre conception ; un canal largement ouvert à toutes les nations eût été alors un prodigieux anachronisme : on ne peut cependant prêter aux Séti, aux Rhamsès et aux Néchao, les idées du Père Enfantin et des Saint-Simoniens.

Les potentats qui succédèrent aux Pharaons sur la terre d’Egypte étaient des étrangers ; ils eurent sans doute des vues moins particularistes, se haussèrent à la conception d’intérêts plus généraux. Encore leurs idées ne furent pas celles qui hantèrent les Cerveaux du XIXe siècle. Ils s’en tinrent au canal de leurs prédécesseurs, tout en cherchant à l’améliorer et à le prolonger. Darius le Perse paraît l’avoir continué, mais il n’osa le pousser jusqu’à la Mer-Rouge, influencé, à son tour, par l’idée traditionnelle