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fonder et de diriger une compagnie pour le percement de l’isthme de Suez. » Saïd pouvait-il se douter alors de quelles tribulations, pour son pays et pour lui-même, cet écrit si facilement donné serait le point de départ ? Plus tard, Lesseps, dans une lettre intime, se demandera ce qu’aurait fait le vice-roi « si, dès la première heure, il eût pu entrevoir toutes les difficultés, tous les obstacles que l’Angleterre allait multiplier sous ses pas. » Moins de cinq ans après la signature du firman, Saïd montrait à Lesseps ses vêtemens flottant autour de lui et lui disait : « Voyez comme ces Anglais m’ont fait maigrir ! »

L’adhésion apportée naguère par Lesseps à leur Société d’études avait été saluée par les Saint-Simoniens comme un grand succès. Avant de s’embarquer de France pour l’Egypte, Lesseps avait vu, à Lyon, Enfantin et Arlès-Dufour ; à Marseille, Paulin Talabot. En janvier 1855, il écrivait à Arlès-Dufour qu’il voyait en lui son successeur éventuel et « le président-né du futur conseil d’administration. » Cependant Paulin Talabot, soutenu par Arlès-Dufour, s’obstinait à prôner son plan de canalisation. Lesseps, dont les idées n’étaient pas moins arrêtées, faisait une vive critique du « tracé de M. Paulin Talabot, dont je suis loin de contester le mérite supérieur, mais qui, sans être jamais venu sur les lieux, coupait l’Egypte entière, au lieu de couper l’isthme de Suez. » La rupture ne tarda pas à se produire : elle devait avoir pour conséquence d’exclure du futur conseil Talabot, Arlès-Dufour et Enfantin. Celui-ci, avec une hauteur de vues et de caractère qu’on ne peut méconnaître, calma l’irritation de ses amis : « Que l’œuvre que j’ai signalée et fait mettre à l’étude, comme grandement utile aux intérêts matériels et moraux de l’humanité, s’exécute, et je serai le premier à bénir l’exécuteur. Sans doute, il sera bon et juste que l’on sache, dans l’avenir, que l’initiative de cette réalisation gigantesque a été prise par ceux-là mêmes en qui le vieux monde ne voulut voir d’abord que des utopistes, des rêveurs, des fous : mais rapportez-vous-en à l’histoire pour cela. » Un de ses disciples, Maxime du Camp, nous fait cette confidence : « Sans nous être donné le mot, et afin de ne point ranimer des pensées douloureuses, nous ne parlions jamais de l’isthme à Enfantin. » Pourtant, jusqu’au bout, il garda une attitude correcte, exempte d’envie et de jalousie. Quand le succès de l’entreprise se dessina, il disait encore : « J’ai été un vieux niais de m’affliger, car