Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/642

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout ce qui est arrivé a été providentiel. Entre mes mains, l’affaire eût échoué ; je n’ai plus la force et l’élasticité nécessaires pour faire face à tant d’adversaires… Pour réussir, il fallait, comme Lesseps, avoir le diable au corps. Grâce à Dieu, c’est lui qui mariera les deux mers… Il importe peu que le vieux Prosper Enfantin ait subi une déception, mais il importe que le Canal de Suez soit percé, et il le sera. C’est pourquoi je remercie Lesseps, et je le bénis. »

En somme, le rôle des Saint-Simoniens, dans l’histoire du Canal, est des plus honorables. C’est grâce à leur ardeur, à leur foi dans le progrès, à leur élan de jeunesse, à leur enthousiasme presque religieux que le projet de jonction put sortir du domaine de l’utopie, échapper aux cartons des ingénieurs et devenir une préoccupation publique dans l’Europe entière. S’ils ont échoué sur une question technique, il ne faut pas oublier qu’ils eurent raison sur une autre question du même ordre : en détruisant le préjugé de la surélévation, ils rendirent possible l’exécution du tracé qu’ils se refusaient à adopter. Enfin, ils s’abstinrent de créer aucune difficulté à leur rival plus heureux et firent preuve, jusqu’à la fin, de grandeur d’âme et de désintéressement. Ce n’est pas un des moindres mérites de M. Charles-Roux que d’avoir apporté plus de lumière sur cette curieuse et puissante initiative des Saint-Simoniens.


IV

Ferdinand de Lesseps, ayant pris résolument parti pour le tracé direct, le fit approuver par le Khédive. Linant-bey et Mougel-bey, ces anciens collaborateurs de Méhémet-Ali, terminèrent en mars 1855 leur Avant-projet pour le percement de l’isthme de Suez. Il fallait maintenant s’assurer l’approbation du sultan Abdul-Medjid, suzerain du Khédive, celle du gouvernement français, surtout le concours ou la neutralité de l’Angleterre. C’est à cette tâche, de caractère tout diplomatique, que l’ancien consul allait consacrer les meilleures années de sa vie. Lesseps avait à obtenir du Sultan la ratification du firman accordé par Saïd. Il se rendit d’abord à Constantinople et fut admis à l’audience d’Abdul-Medjid. C’était en pleine guerre de Crimée, et le Padishah ne pouvait que manifester de la bienveillance pour un projet français Tout aussitôt se dressa l’opposition de l’ambassadeur