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aux termes de laquelle la tonne équivaudrait à un cube de 1m,44 ; les armateurs prétendaient que l’évaluation portée sur le livre de bord devait faire foi ; or, cette évaluation variait pour les navires d’une même nation. On plaida devant les tribunaux de Paris : la Compagnie perdit son procès en première instance et le gagna en appel. Quant à la surtaxe de 1 franc, elle ne fut admise ni par les armateurs, ni par le gouvernement égyptien, ni par la Porte, retombée sous l’influence britannique depuis les désastres de la France. Le Sultan envoya sur le Canal 10 000 soldats ottomans pour prêter main-forte aux revendications des armateurs.

Cette fois, ce n’était plus le gouvernement anglais qui se montrait hostile à la Compagnie ; c’était ce monde commercial de la Grande-Bretagne sur qui Lesseps avait, naguère, pu prendre appui contre le gouvernement. En revanche, c’est celui-ci qui prépara le coup de théâtre de 1875 : on apprit tout à coup qu’il venait d’acquérir les 176 602 actions que le Khédive, dont la fortune était en pleine déconfiture, ne pouvait plus garder. Le gouvernement anglais les achetait au prix de 100 millions, soit 568 francs par action : en prenant le cours d’aujourd’hui, à environ 3 500 francs, on voit qu’il a réalisé un bénéfice d’environ 518 millions, plus les 120 millions de dividende qu’il a touchés. C’était une très bonne affaire comme acte de pure spéculation financière ; c’en était une meilleure encore comme spéculation politique. Propriétaire de 176 602 actions sur un total de 400 000, le gouvernement devenait, dans une forte proportion, copropriétaire du Canal ; il acquérait le droit de faire entrer dans le conseil d’administration trois et, par la suite, dix représentans de la Reine. C’est ainsi que l’Angleterre savait réparer, au mieux de ses intérêts, la « grande faute d’incrédulité. »

Cette désagréable surprise eut du moins son bon côté. Le gouvernement anglais se trouva intéressé désormais à défendre la Compagnie comme les tracasseries turco-égyptiennes, contre les attaques dénigrantes de ses propres journaux, contre les prétentions excessives de ses propres armateurs. Il y eut une période de calme et de prospérité. Le transit par le Canal suivait régulièrement une progression ascendante ; il en était de même pour les dividendes, et les simples obligataires percevaient exactement le montant de leurs coupons. Si la Compagnie recourait à de nouveaux emprunts, de 27 millions en 1878 et de 100 millions