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le socialisme et ce qu’on appelle la libre pensée. Toutes les opinions sont permises en France à un étranger, sauf l’opinion catholique. Celle-là seule est devenue intolérable. M. le président du Conseil a reproduit à la tribune un mot qui avait traîné depuis trois semaines dans les journaux de son parti : c’est celui de » Romain. » A l’entendre, M. l’abbé Delsor n’est ni Français, ni Alsacien, ni Allemand, mais Romain, ce qui veut dire qu’il ne connaît d’autre patrie que l’Église et qu’il travaille exclusivement pour le Pape. Si encore ce jugement sommaire ne visait que M. l’abbé Delsor, on pourrait le trouver injuste, mais négligeable : le malheur est que M. le président du Conseil et ses amis ont une tendance de plus en plus marquée à l’appliquer à tous les catholiques, ou même à ceux qui défendent en eux la liberté de pensée, parce que c’est en eux aujourd’hui qu’elle est attaquée. « Romain, » cela dit tout et répond à tout. Si ce n’est pas comme prêtre que M. Delsor a été expulsé, — et M. le président du Conseil s’en est défendu avec indignation, — c’est donc comme « Romain. » Seulement M. Combes, dans ses momens de sincérité, ne fait aucune différence entre l’un et l’autre. L’expulsion de M. Delsor a pu avoir des conséquences très fâcheuses au dehors ; c’est toutefois un acte de notre politique intérieure. Un étranger déplaît à M. Combes à cause de ses opinions, il le met à la porte : pourquoi se gênerait-il ? On nous permettra de croire que le droit d’expulsion n’est pas fait pour cela, et que, s’il est discrétionnaire et absolu, c’est une raison de plus pour qu’il soit appliqué avec modération et avec tact. Mais, envers un « Romain, » fût-il Alsacien, on peut tout se permettre. Telle est la doctrine de M. le président du Conseil. Il aurait eu beaucoup de peine à la faire accepter à la Chambre, s’il ne l’avait pas mise en présence d’un fait accompli qui engageait gravement la responsabilité ministérielle. Renverser le ministère ! le renverser pour un curé, pour un « Romain ! » c’était plus qu’on ne pouvait attendre d’elle. M. Combes n’a pas manqué de dire quel triomphe ce serait là pour l’Église. Nous ne le comparerons pas à Barnave ; ce serait peu flatteur pour ce dernier. Mais enfin Barnave a eu lui aussi un mot « plus ou moins malencontreux, » lorsqu’il s’est un jour écrié : « Le sang qui a coulé était-il donc si pur ? » C’est de ce même principe que M. Combes a usé contre M. Delsor. Le sang n’a pas coulé : grâce à Dieu, nous n’en sommes pas encore là ! mais les plus hautes convenances morales ont été sacrifiées. M. Combes en est à peu près convenu. Soit, a-t-il dit, mais l’homme qui a été expulsé était-il donc si intéressant ? Et ceux qui le défendent le sont-ils plus que lui ?