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gluante et blanchâtre où l’herbe même ne pousse plus. Autour de nous, c’est de la vraie laideur. La beauté est au-dessus, parmi les nuages noirs, où de terribles montagnes, dans les éclaircies, à des hauteurs qui donnent le vertige, nous montrent leurs grandes robes de neige. Et une déchirure nous laisse voir enfin, beaucoup plus haut que nous n’osions la chercher, la cime de ce mont Démavend qui domine Téhéran, qui a plus de six mille mètres et ne dépouille jamais son linceul de resplendissantes blancheurs.

Nous rencontrons beaucoup de monde, malgré la pluie froide et le ciel d’hiver : des caravanes ; des dames-fantômes sur des ânesses ou dans des voitures ; des cavaliers en belle robe de drap, qui ont tout à fait l’air de citadins. On sent l’approche de la capitale, et notre cocher s’arrête, tire de son sac des flots de rubans rouges pour orner les crinières de nos quatre chevaux, ainsi qu’il est d’usage avant d’entrer en ville, au retour d’un long voyage sans accident.

La route maintenant est bordée de pauvres arbres chétifs : ormeaux rabougris ; grenadiers brûlés par le froid ; mûriers bien à plaindre, qui ont chacun dans leurs branches deux ou trois gamins, occupés à manger les petits fruits blancs. Et nous voici dans des cimetières à perte de vue ; sur l’horrible terre molle et grise, sans un brin de verdure, des coupoles funéraires ou de simples tombes, pour la plupart effondrées, se succèdent par myriades.

Un rayon de soleil, entre deux averses, nous montre, sur la droite de notre route, un dôme d’or brillant qui rappelle celui du mausolée de Fatmah : c’est cette mosquée de Chah Abd-ul-Azim, également très sainte et refuge inviolable pour les criminels de la Perse, où le Chah Nasr-ed-din, il y a une trentaine d’années, tomba sous le poignard d’un babiste.

Dans ce pays où les arbres ne croissent pas d’eux-mêmes, ils deviennent souvent énormes et magnifiques, lorsque les hommes les ont plantés, auprès de leurs innombrables petits canaux d’irrigation, pour ombrager leurs demeures. Le village de banlieue que nous traversons en ce moment est noyé dans la verdure, et Téhéran, que voici là-bas, semble mériter encore ce nom de « cité des platanes » qu’on lui donnait au XVIIIe siècle. Mais, pour nous, accoutumés jusqu’à ce jour à de si étonnantes apparitions de villes, dans la lumière ou les mirages, avec quel