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rapportée par un écrivain américain[1]. Quelques mois après la bataille de Cavité, le philosophe anglais M. Benjamin Kidd disait, dans un dîner à New-York : « À mon avis, le canon tiré par l’amiral Dewey dans la baie de Manille a été le plus important événement historique depuis la bataille de Waterloo. » À quoi le professeur Franklin H. Giddings repartit : « Je me vois obligé de différer du distingué hôte de ce soir, dans son appréciation de la bataille de la baie de Manille. À mon avis, ç’a été le plus important événement historique depuis que Charles-Martel fit rebrousser chemin aux musulmans, ce qui advint en l’an 732. » The sea power ! L’empire de la mer, c’est l’empire du monde ! La bataille de Manille, en décidant de la vocation maritime des États-Unis, en les obligeant à devenir les dominateurs du Pacifique, les conduira à l’hégémonie des mers. Elle a montré en même temps que le monde avait tourné sur ses gonds et que le premier rôle allait échoir à l’Amérique, située entre ses deux océans, entre le vieux monde européen et les immenses réservoirs d’hommes de l’Asie. Ainsi se formule la nouvelle foi impérialiste dont le capitaine Mahan est le prophète et dont les Yankees sont les croyans. Prenons garde, avant d’en sourire, que les conceptions les plus audacieuses, lorsqu’elles s’incrustent profondément dans l’âme d’un grand peuple, lorsqu’elles deviennent les inspiratrices de son initiative et les directrices de son énergie, portent en elles une vertu d’action qui bientôt fait éclore les réalités.

Sans suivre dans ces rêves d’avenir l’imagination grandiose des Américains, constatons seulement que l’expansion séculaire des États-Unis vers l’Ouest a rejoint, à travers le Pacifique, la marche plusieurs fois séculaire des Européens, et en particulier des Russes, vers l’Orient. C’est sur les flots du Pacifique que nos races occidentales, ayant achevé de soumettre la terre, viennent fermer le cycle de leur expansion. Les Anglo-Saxons, représentés par les Américains, se rencontrent face à face, sur les bords du Grand Océan, avec la puissance slave ; les chemins de fer russes seront peut-être, dans un avenir proche, les seuls redoutables concurrens du commerce yankee pour la mise en valeur et l’exploitation de l’Asie orientale. Et déjà, entre les deux colosses, se dessine une rivalité[2] qui vient compliquer les difficultés

  1. Cité par M. Izoulet, dans un de ses articles du Figaro (20 juin 1903).
  2. Les Américains ont obtenu récemment du gouvernement russe une assurance formelle qu’ils respecteraient des ports ouverts en Mandchourie et n’y établiraient pas de droits de douane. Les États-Unis sont très libre-échangistes… pour les autres, et notamment vis-à-vis des Russes. Mais ils surtaxent les sucres russes, comme bénéficiant d’une prime à l’exportation, et causent ainsi un grand tort au commerce russe, les autres pays s’autorisant du précédent pour surtaxer, eux aussi, les sucres provenant de Russie.