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Voilà mon impression sincère. Jugez si j’ai envie de le corriger à rebours. Je le trouve terne, ordinaire, monotone, et l’on me dit qu’il est brutal, rempli de singularités, de paradoxes, d’idées choquantes, qu’il faut l’adoucir, le tempérer, changer les couleurs en nuances. Cela est vrai, peut-être. J’ai eu si souvent tort que je n’ose plus me donner raison ; mais je sens ainsi ; vous savez comme on est maladroit quand on va contre son sens intime. Imaginez un pauvre animal qui se brosserait lui-même à rebrousse-poils.

About achève son Voyage en Grèce, ce sera très joli. Prévost, que vous avez connu au collège, vient de publier une Revue de l’histoire universelle, excellent livre, d’un beau style quoiqu’un peu noble, très modéré, très bien composé et éloquent.

Nous sommes donc en guerre sur Beyle ? Eh bien, faisons un traité. En voici les conditions, dites-moi si elles vous déplaisent : je vous accorde qu’on écrit pour être compris ; m’accordez-vous qu’on écrit pour faire une belle chose ? — Maintenant lequel des deux buts est le principal ? C’est le second, selon moi. Avant tout, la beauté ; aussitôt après, la clarté. Que l’artiste tâche d’avoir les deux mérites : mais s’il faut sacrifier l’un, que ce ne soit pas la beauté ; il vaut mieux bien faire qu’être populaire. La statue parfaite enfermée dans l’atelier est préférable à la statue ordinaire exposée au grand jour. Vous direz que je ne donne pas mes preuves ; c’est que telle est la définition même de l’art. Mais peut-être j’invente un cas impossible ? Non, car vingt exemples prouvent qu’il faut souvent choisir entre la beauté et la clarté. D’abord certains sentimens sont si élevés ou si singuliers qu’ils sont fort difficiles à entendre et que des hommes même supérieurs doivent au préalable les étudier longtemps. Il y avait bien des gens d’esprit au XVIIIe siècle : Voltaire, Montesquieu, par exemple. Qui d’eux a compris Hamlet ? De nos jours, on l’a beaucoup loué. Si vous avez lu la critique de Goethe (Wilhelm Meister), vous savez combien peu de ces louanges ont été intelligentes. Il n’y a pas de meilleurs dessinateurs que Léonard et Raphaël. Saisit-on du premier coup d’œil la divine beauté des Madones, par exemple de la Belle Jardinière ou du Jésus de la Cène, etc. ? Je conclus que certaines œuvres, soit par leur forme propre, soit par la nature de leur sujet, sont difficiles à entendre, sans qu’on puisse faire un crime à l’auteur de cette difficulté.