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Appliquons ceci à Julien[1]. Julien est Beyle : je le prouverais par mille traits du roman, de la biographie, par dix anecdotes que j’ai recueillies ailleurs. Seulement il s’est peint en laid et a supposé les circonstances qui révoltent l’homme contre la société, et lui font considérer la vie comme une guerre. Or, Beyle est un esprit supérieur et original, c’est-à-dire très élevé au-dessus de l’ordinaire et très éloigné de l’ordinaire. Ce sont donc toutes les difficultés réunies. Une preuve qu’elles sont énormes, c’est que Beyle lui-même a passé pour une énigme. Je connais un de ses amis, homme distingué, j’ai lu l’écrit de M. Colomb ; aucun d’eux ne le comprend le moins du monde, et ils l’ont vu dix ans tous les jours. Donc Julien-Beyle doit être longtemps étudié avant d’être compris.

Autre excuse : Beyle raconte, or un récit doit noter les faits, tous les faits, en détail, mais les montrer tout nus. Il ne faut pas que l’auteur intervienne et lance toutes les vingt lignes une tirade comme Balzac. Il doit disparaître ; je déteste un peintre qui se tient toujours devant son tableau. Beyle évite donc les réflexions, les commentaires. Ce mérite produit de l’obscurité. Le lecteur doit saisir, sans qu’on les lui explique, les liaisons et contre-coups de sentimens si délicats, si forts, dans des caractères si originaux et si grands. Quand il ne les saisit pas, doit-on blâmer l’auteur ? Il est artiste et non cicérone ; ne demandez pas à un écrivain d’être commentateur. Un seul exemple : Chapitre 46, Julien imite le parler créole : « Ah ! que cet homme est digne de mon amour, pensa Mathilde. » Mettez là une explication et tout languira. Ce récit nu, cette absence perpétuelle de l’auteur, donne au style une force et une rapidité incroyables. Chaque mot porte coup, et les coups tombent comme la grêle. Je conclus que pour donner de la clarté, il faudrait ôter au caractère de Julien sa profondeur et son originalité, ou ajouter des dissertations au sujet, bref gâter les idées ou la forme. J’aime mieux me condamner à relire l’ouvrage deux fois.

Encore un mot : une preuve qu’il a songé à la clarté, c’est sa réponse à Balzac à la fin de la Chartreuse. Il parle des obscurités du style de Mme Sand, etc., et ajoute : « Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti. »

Je suis bien entêté, n’est-ce pas ? mais j’ai lu les romans

  1. Dans Rouge et Noir.