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s’est emparé du cœur et de l’esprit de la jeune reine, toutes les pièces de son procès ayant été détruites ou tenues secrètes dans les archives danoises. Mais d’excellens observateurs, et qui l’ont connu de près pendant les trois ans qu’a duré sa toute-puissance, s’accordent à affirmer que l’empire qu’il a exercé sur la jeune femme présentait tous les caractères d’une fascination magnétique ; et l’hypothèse paraît d’autant plus vraisemblable que, par ailleurs, on a la preuve certaine que Struensée lui-même n’a jamais éprouvé l’ombre de tendresse, ni de pitié, ni de reconnaissance, pour la malheureuse créature dont il disposait à son gré. Nous savons même que Mathilde s’efforça d’abord de lutter noblement contre cette influence qui l’envahissait. Sur une fenêtre de son oratoire de Fredericksborg, elle écrivait, avec le diamant d’une bague, cette touchante prière : « Seigneur, fais que d’autres deviennent grands, mais garde-moi innocente ! » Puis elle céda, se livra tout entière.

Au mois de juin 1770, le prince Charles de Hesse, beau-frère du roi, étant venu à la cour de Danemark, avait demandé à la reine Mathilde de l’accompagner auprès de sa femme. Tout à coup, dans un corridor, Mathilde aperçut Struensée ; aussitôt elle se troubla, pâlit, balbutia vaguement : « Ne me retenez pas ! Il faut que je m’en retourne ! » Après quoi elle s’enfuit, laissant le prince fort embarrassé. A table, pendant toute la visite du prince de Hesse, Struensée s’asseyait toujours en face d’elle : et, dès que leurs yeux se rencontraient, on la voyait saisie d’un tremblement nerveux. Il la traitait d’ailleurs, dès ce moment, et en présence de toute la Cour, avec ce fantastique sans-gêne qui allait, pendant deux ans, devenir pour toute la ville un sujet de risée ou d’indignation. « Eh bien ? lui disait-il, vous n’entendez pas ce qu’on vous demande ?... Allons, à quoi pensez-vous ? Pourquoi ne jouez-vous pas ? » Il l’empêchait de recevoir aucune lettre, de parler à personne. Quand la vieille Princesse-Douairière de Galles vînt exprès à la frontière danoise pour revoir sa fille, Struensée défendit à celle-ci de rester seule avec sa mère ; et, en effet, elle exigea qu’il fût présent à tout l’entretien. Son mari, ses frères, ses enfans même, rien n’existait plus pour elle ; à toute heure du jour, on la rencontrait chevauchant dans la campagne avec Struensée, ou bien assise à table entre lui et le pauvre Christian, qui, devenu à présent tout à fait imbécile, tremblait devant elle tandis qu’elle tremblait devant son amant. Sitôt qu’elle se trouvait seule, dans sa chambre, elle s’affaissait sur un sofa, et fondait en larmes. Ses beaux yeux avaient pris une fixité vide, un air d’égarement qui faisait mal à voir. Il n’y a pas en vérité un trait,