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à son beau-frère Christian VII, avait trouvé le roi et la reine assis à table en compagnie d’une douzaine de dames, qu’on lui avait présentées comme « les épouses des principaux négocians de Copenhague. » L’ambassadeur anglais Keith écrivait à son père : « Cette Cour-ci n’a pas la moindre ressemblance avec aucune autre qui soit sous le soleil. » Et l’honnête Suisse Reverdil, l’ancien précepteur de Christian VII, revenu en Danemark après deux ans d’absence, nous raconte, dans ses curieux Mémoires, que « le ton de la conversation et l’allure générale des réceptions, à la Cour de Copenhague, évoquaient irrésistiblement l’idée d’une troupe de domestiques de grande maison installés à table pendant un voyage de leurs maîtres. » Parfois, au cours d’une des réceptions de la reine (où Struensée aidait invariablement Mathilde à faire les honneurs), on voyait apparaître tout à coup le roi, en robe de chambre, et qui, sans saluer personne, se mettait à débiter un poème français ; après quoi, il s’en retournait dans ses appartemens, où son chambellan Brandt, l’homme de Struensée, lui donnait le fouet comme à un enfant.

Et cette comédie aurait pu se prolonger indéfiniment, — car le pauvre roi était sans cesse plus épris de sa femme, qui sans cesse se soumettait davantage à la volonté de son Ruy Blas nietzschéen, — si bientôt l’invraisemblable lâcheté du « sur-valet » n’avait pas ouvert les yeux, et rendu le courage, à ses ennemis. Chaque fois que des ouvriers, ou des soldats, ou des marins, ayant à se plaindre de quelque nouvelle mesure prise contre eux par Struensée, menaçaient celui-ci de représailles violentes, le puissant ministre pâlissait, tremblait de tous ses membres, et se hâtait de révoquer les mesures en question. La chose finit par être sue de tous ; et c’est ainsi qu’une troupe d’aventuriers, ayant à leur tête la reine Juliana, seconde femme du père de Christian VII, comprirent que le moindre effort leur suffirait pour renverser une fortune aussi mal défendue. Dans la nuit du 16 janvier 1772, Juliana, profitant du désordre d’un bal masqué, parvint à s’introduire auprès de Christian, lui montra une fausse lettre où Struensée et la reine étaient censés avoir formé un complot pour le tuer, et arracha de force au malheureux fou l’ordre de faire emprisonner la reine et le ministre. Sur quoi, les conjurés allèrent saisir Struensée, qui dormait dans son lit, lui signifièrent son arrestation, et le firent mener à la citadelle, malgré ses supplications et ses gémissemens. Puis ils s’emparèrent de la reine Mathilde, avec une violence, une grossièreté, une cruauté scandaleuses, et l’enfermèrent à la prison d’Elseneur, dans une pièce sans feu, où, pendant des semaines, seule, privée de vêtemens,