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sont là des faits qui méritent d’être connus, car la conclusion qui s’en dégage contredit des opinions universellement acceptées. » Et l’un des derniers épisodes du second volume nous montre le vieillard faisant une excursion aux ruines d’Èze, durant un séjour dans le midi de la France. « Après avoir contemplé un moment le magnifique panorama, nous dit-il, je tirai de ma poche un chapitre de mes Données de l’Éthique, et passai une demi-heure à le revoir ; et, me rappelant tout ce dont l’endroit avait été témoin jadis, je fus frappé de l’étrange contraste entre les destinations diverses qu’il avait reçues alors et la destination à laquelle je l’employais maintenant. »

D’un bout à l’autre des deux volumes, l’objet évident de l’auteur est d’établir qu’il n’a jamais eu aucun maître, que personne n’a jamais exercé la moindre influence sur lui, et que c’est lui seul qui a conçu et constitué de toutes pièces la doctrine tout entière de l’évolution. Cet ordre chronologique, qu’il s’obstine à suivre avec une rigueur désastreuse, je ne serais pas éloigné de penser qu’il l’a adopté surtout pour pouvoir nous montrer, de proche en proche, comment il s’est construit son système sans aucun secours étranger. Le fait est que sa préoccupation de ne rien devoir à personne finit par prendre chez lui le caractère d’une vraie manie. Son père ayant écrit de lui en 1847, dans une lettre à un de ses oncles, qu’il énonçait des opinions très hardies, « dérivées apparemment de la lecture d’Emerson, » le voilà qui se fâche, et proteste vivement. « Mes convictions rationalistes, s’écrie-t-il, s’étaient développées lentement et insensiblement, depuis des années ; et mon père a tout à fait exagéré la soi-disant influence d’Emerson. » Une autre fois il proteste contre lui-même. Il vient de citer une lettre où il annonçait à son père « qu’il était en train de lire Auguste Comte, et de réunir contre lui un dossier formidable. » Mais non, il nous affirme qu’il s’est mal exprimé, et qu’à ce moment ni jamais il n’a « lu Auguste Comte. » Il a lu simplement un petit résumé anglais de la Philosophie Positive, et où il n’a d’ailleurs rien trouvé qui eût l’ombre de sérieux.

Jamais il n’a pu lire aucun philosophe ancien, depuis Platon et Aristote jusqu’à Kant et Hegel. Plus d’une fois, en vérité, il a essayé de les lire : mais, dès les premières pages, l’absence complète de tout talent littéraire et la pitoyable niaiserie des argumens l’ont contraint à s’arrêter. Stuart Mill, Darwin, Alexandre Bain, il ne les a lus que très tard, et fragmentairement, et il n’y a rien vu qu’il ne sût d’avance, ou qui ne lui parût absolument faux. Mais tout particulièrement il s’échauffe et s’irrite chaque fois qu’il rencontre sur son chemin le nom