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des bœufs d’Afrique, des bœufs d’Auvergne, du Limousin, du Lauragais, de tout poil et de toutes cornes. Et les vaches donc !… Et les taureaux !… Car nous prenons de tout, à certaines conditions, s’entend. Moi qui croyais qu’on ne mangeait pas de vache ! Ah ! bien oui !… c’est meilleur que le bœuf, pourvu que l’animal n’ait pas plus de dix ans et n’ait pas trop porté. Quant au taureau de deux ans et qui n’a point trop… trop souvent été père (par exemple, je ne sais pas encore bien reconnaître les indices de cette réserve relative, mais il y a dans la commission un agent de manutention qui est admirable pour cela), eh bien ! ce taureau-là est très acceptable. Il y en a de superbes, qui viennent du Charolais, avec la tête courte, classique, celle des taureaux des bas-reliefs antiques…

Je palpe aussi des moutons, en général des moutons d’Algérie, quelquefois d’Odessa, ou même du Monténégro. Pauvres moutons !… Quel calvaire on leur fait parcourir ! Et les routes d’Algérie, interminables, et le bateau, à fond de cale, et le chemin de fer ! En voici une centaine, serrés dans un tout petit enclos ; ils passent un à un devant la commission qui les tourne et les retourne : point de dents usées, point de queue trop large qui dénonce le suint… acceptés. On les lâche dans la cour, et ils s’en vont contens, sautant pour se dégourdir, sans se douter que demain ils iront à l’abattoir

Après le parc, la boucherie. Je ne me pique pas d’être sensible, mais vraiment toutes ces chairs sanglantes, ces bœufs qu’on assomme, ces moutons qu’on égorge — pas une plainte… les pattes frémissent un peu, seulement, quand le couteau s’enfonce, — tout cela m’écœure… Et je regarde le père Gautron, qui représente le fournisseur, un vieux boucher madré, bonhomme du reste ; et ses aides, les égorgeurs… Hum ! braves gens, je veux le croire ; mais quelles figures !…

La bonhomie matoise du père Gautron excelle aux bonimens. Voici un bœuf d’Auvergne, roux, osseux, peut-être un peu âgé, plein de vie, d’ailleurs, et qui tourne sa bonne tête de notre côté pour nous considérer avec une douceur bienveillante. Tout de même, la commission hésitera… Mais Gautron veille ! « Beau bœuf, dit-il d’un ton convaincu, bœuf superbe ! Voyez ça, monsieur R… (c’est l’agent de manutention, à qui on n’en fait pas aisément accroire), voyez quelle graisse !… là, tenez… Et quels muscles !… Et les os minces avec ça… c’est un animal qui nous donnera