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et louangeur : « Celui-ci, depuis sa tendre enfance, s’adonna soigneusement aux humanités grecques et latines… Il était, en outre, très beau de corps, et de bonnes mœurs, et d’esprit très élevé, supérieur à tout autre de ses pairs. Et, dès dix-huit ans, il fut expert et docte dans l’une et l’autre langues, grecque et latine. Et il persévéra dans ses bonnes manières et ses entretiens gracieux jusqu’à la vingtième année de son âge, en telle sorte qu’il était aimé de chacun… »

Ce portrait présuppose beaucoup de déférence, d’amitié et de gratitude de la part de Lorenzino envers les plus dignes représentans de la religion catholique. Il rend admissible l’hypothèse que cette fraction saine de l’Église attendait d’un coup de main de Lorenzino la restauration des bonnes mœurs sous sa règle et sous son contrôle, et que Lorenzino la lui promettait en retour de son absolution et de son constant appui, s’il réussissait à prendre la place d’Alexandre. D’autre part, cet élève de Plutarque et de Machiavel, hanté du nom et de l’image des Brutus, ne pouvait être ni un énergumène, ni un sot. Il voulait tuer Alexandre, mais sans attenter aux principes d’autorité, d’ordre, de moralité, qui devaient être les bases de son pouvoir et dont ce vil duc était l’insupportable représentant. Sa piété, toute mêlée de reconnaissance, intéressée et obligée qu’elle était, n’allait point non plus sans une adhésion de foi : Lorenzino baisait son crucifix et prenait conseil de sa vue avant d’entreprendre quoi que ce fût…

Maintenant, la victime est choisie, et bien affilé, bien emmanché, bien en main, le fin couteau que le sacrificateur a rapporté de Naples, son procès perdu. Lorenzino va frapper pour lui, pour les siens, pour sa patrie. Ce triple intérêt, naguère séparé et contradictoire, s’est intimement agrégé, fondu, « cristallisé. » Son importance, devenue une et indivisible, confère à la haine du meurtrier une puissance de dignité et de désintéressement qui la soustraira désormais au tribunal des petits conflits et des petites gens, et lui permettra de se réclamer du seul jugement de l’Histoire. L’imbécile Alexandre va, selon sa coutume, se charger de l’occasion. Il demande à Lorenzino de lui livrer sa sœur, la veuve d’Alamanno Salviati, Laudomine. Lorenzino la lui promet à heure et à lieu fixes. Aussitôt, il avertit d’avoir à se tenir prêt son acolyte, le bravo Scoronconcolo, qu’il a jadis sauvé de la potence. Le meurtre s’accomplira à la faveur du tumulte des fêtes de l’Epiphanie, la nuit du 6 au