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ils sont sans doute assez évidens. Mais comment, par quels degrés successifs et imperceptibles, dont peut-être nous ne nous rendons pas compte, nous écartons-nous de la vérité ? Sous l’influence de quelles causes retombons-nous, presque sans le savoir, à l’erreur originelle ? Et qui nous assurera de l’infaillibilité de notre conscience ? Ce sont toutes ces questions que Bourdaloue a traitées dans cet admirable sermon.


Il faut une conscience pour ne pas pécher, et quiconque agit sans conscience, ou agit contre sa conscience, quoi qu’il fasse et fît-il même le bien, pèche en le faisant. Mais il ne s’ensuit pas de là que, par la raison des contraires, tout ce qui est selon la conscience soit exempt de péché. Car voici, mes chers auditeurs, le secret que je vous apprends et que vous ne pouvez ignorer sans ignorer votre religion. Comme toute conscience n’est pas droite, ce qui est selon la conscience n’est pas toujours droit. Je m’explique : comme il y a des consciences de mauvaise foi, des consciences corrompues, des consciences, pour me servir du terme de l’Écriture, cautérisées, cauteriatam habentium conscientiam, c’est-à-dire des consciences noircies de crimes, et dont le fond n’est que péché, ce qui se fait selon ces consciences ne peut pas être meilleur, ni avoir d’autres qualités que les consciences mêmes. On peut donc agir selon sa conscience et néanmoins pécher, et, ce qui est bien plus étonnant, on peut pécher en cela même, et par cela même qu’on agit selon sa conscience, parce qu’il y acertaines consciences selon lesquelles il n’est jamais permis d’agir, et qui, infectées du péché, ne peuvent enfanter que le péché. On peut, en se formant une conscience, se damner et se perdre, parce qu’il y a des espèces de conscience, qui de la manière dont elles sont formées ne peuvent aboutir qu’à la perdition, et sont des sources infaillibles de damnation, » [Sur la fausse Conscience. Avent, 145-146.]


Quelle est la valeur morale de la doctrine ? Je la crois vraie, pour ma part, et même je la crois la seule vraie. Mais sur quoi je veux attirer ici l’attention, c’est uniquement sur la justesse de l’observation. Ce sont aussi des choses extrêmement délicates à dire qu’exprime le prédicateur, et j’attire l’attention sur la délicatesse, en même temps que sur la précision, avec laquelle il les dit. Des consciences « corrompues » sont-elles encore des « consciences ? » et qui de nous aura le droit de dire de la conscience d’un autre qu’elle est en effet « corrompue ? » Mais qu’il y en ait, et comment on se les forme, c’est ce qu’on ne peut refuser de reconnaître en écoutant Bourdaloue ; et nul doute encore que la finesse de sa psychologie, que sa manière d’« anatomiser » les sentimens de l’âme humaine, que la subtilité de ses analyses, dans le siècle qui fut celui de Pascal et de Racine,