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d’abord à tous ceux qui n’étaient pas les travailleurs des métiers, elle s’ouvrit dès lors aux, travailleurs de la politique. Adversaire de l’Empire, traitée par l’Empire en ennemie, elle devint en France l’énergie active du prolétariat. A la fin de l’Empire, plus de 200 000 internationaux étaient groupés dans les centres industriels, les grandes villes, et Paris en comptait 70 000.

Ce n’est pas que cette alliance des ouvriers socialistes et des bourgeois révolutionnaires eût rétabli l’ancienne et naïve foi du peuple dans la bourgeoisie. Une rancune profonde de tous les mécomptes subis comme autant de trahisons, un jaloux esprit de caste étaient communs à tous les prolétaires. A l’exemple de la bourgeoisie, ils ne poursuivaient que le triomphe de leur classe et savaient que, dans la lutte sociale où était engagé leur avenir, ils seraient seuls contre tous. Mais, résolus à changer de condition par la puissance de l’État, ils avaient intérêt à avoir en face d’eux le gouvernement le plus disposé à céder ou le plus facile à détruire. L’Empire ne leur donnerait pas au-delà de ce qu’ils jugeaient maintenant dérisoire, et, à leurs premières tentatives pour obtenir plus, contre eux César s’armerait, acclamé et invincible. La meilleure chance de le renverser était qu’ils intervinssent dans cette querelle sur la liberté, où l’Empereur avait contre lui une partie de la France, et saisissent l’occasion de faire avec la bourgeoisie la République. La République apporterait le régime parlementaire, c’est-à-dire l’instabilité des doctrines et des partis. Dès lors, il n’y aurait plus dans l’Etat une autorité perpétuelle pour assigner des limites au socialisme. Tandis qu’il réclamerait ses droits comme doctrine, il trouverait comme parti maintes opportunités de rapports et de marchés avec les factions soucieuses de se trouver des alliés, et prêtes à payer les concours. Il pourrait, en échange de ses votes, obtenir pour quelques-unes de ses réformes la sanction des lois, accoutumer l’opinion à ce rôle de l’État, et, le jour où il n’aurait plus rien à attendre de ses alliés, serait fort pour la rupture inévitable, prêt à abattre à son tour la bourgeoisie, à achever sans elle et contre elle la révolution sociale.

Pas plus que les révolutionnaires bourgeois, les ouvriers socialistes ne subordonnaient d’ailleurs la poursuite de leurs plans à l’adhésion générale. Ils avaient moins de scrupules encore, parce qu’ils croyaient réclamer leur part de biens soustraits au