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1860, Spencer s’avisa même de procéder par souscription pour éditer toute sa Philosophie synthétique ; dès les Premiers Principes, il perdait de l’argent ; il s’enfonçait à la publication suivante, si bien qu’au bout de quinze ans, il avait réalisé avec l’Évolution une perte de quinze mille livres : heureux les philosophes ! C’est seulement vers 1874, après dix ans, qu’il put espérer de rentrer dans ses débours.

Et quand l’opinion si rétive s’avisa de s’occuper de lui, elle le combattit. Tout de suite on usa contre lui de l’arme si dangereuse et particulièrement commode dans l’Angleterre d’alors, le matérialisme. On lui reprocha d’abuser de la collaboration et de faire écrire ses livres par ses disciples. Huxley lui-même, qui avait revu les épreuves des Principes de Biologie, entre en polémique avec lui, et leurs premières relations sont mal interprétées. Dans toutes les Revues du Royaume-Uni, les articles consacrés au nouveau système sont incompréhensifs : hostiles ou agressifs : l’Edinburgh Review ne voit en lui qu’une « philosophie d’épithètes et de phrases ; » The catholic World affirme qu’il manque à Spencer tout génie philosophique ; la Princetown Review hésite à prononcer « s’il donne une preuve plus décidée d’ignorance, d’étroitesse d’esprit, d’extravagance d’idées ou de virulence ; » la Quarterly Review conclut que la doctrine est « absolument fatale à tout germe de moralité, qu’elle exclut entièrement toute forme de religion ; » le professeur Jowett le qualifie de « demi-savant vide » et, à la fin de sa vie, quand Herbert Spencer entreprend de réviser ses ouvrages, il lui faut encore se défendre contre l’école hégélienne d’Oxford et de Glasgow. Sans compter que sa lutte contre l’Impérialisme et son attitude dans la guerre des Boers avaient achevé de lui aliéner la foule anglaise. Non seulement il ne fut pas prophète en son pays, mais il n’y fut ni savant, ni philosophe, ni professeur, ni chef d’école, ni quoi que ce soit d’officiel ou d’influent.

En Allemagne, son succès ne fut pas beaucoup plus général ni plus solide, comme on le voit à la rareté même des traductions allemandes de ses œuvres. Au moment de sa mort, des articles retentissans ont marqué avec force que rien ne pouvait être en effet plus antipathique à la Germanie hégélienne, à son collectivisme instinctif et rêveur, que l’individualisme intransigeant et précis de la sociologie spencérienne.

C’est donc de très loin que la réputation est venue d’abord à