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On se le disputait comme une gloire et comme un profit, le découpeur ayant droit au meilleur morceau de la bête, lequel était la queue, lorsqu’il s’agissait d’un cochon. Ce n’est donc pas sans une arrière-pensée de provocation qu’Ailill apostrophe ainsi Conchobar. Et Bricriu le sait bien, Bricriu l’Ulate, dit « à la langue empoisonnée, » qui joue dans ces antiques épopées le rôle d’un Thersite irlandais. Médiocrement ami des coups pour lui-même, il n’est jamais plus content que lorsqu’il les voit pleuvoir sur les autres. Sournois, caustique et fielleux, il excelle à faire naître les batailles. Et l’occasion présente est vraiment trop propice pour qu’il n’attise pas le feu qui couve. Comment on découpera le cochon ? Est-il besoin de le demander, dans une salle où sont rassemblés les plus vaillans héros de l’Irlande ? « A chacun sa part selon ses exploits, » suggère hypocritement le venimeux personnage. Et il ajoute in petto : « Avant que les parts soient faites, plus d’un aura joué du poing sur le nez de son voisin. » L’avis, du reste, ne peut manquer de plaire à des tempéramens excessifs, d’humeur impatiente, toujours en quête de horions à donner ou à recevoir. Déjà, comme dans mainte noce bretonne d’aujourd’hui, les mots aigres s’échangent d’une table à l’autre, les défis se croisent. On évoque les récens combats, chacun exaltant ses prouesses ou rabaissant celles de l’adversaire.


— Vous avez laissé entre mes mains bien des bœufs gras, lors de la victoire des gens de Luachra-Delad !

— Tu as laissé chez nous un bœuf plus gras encore, ton frère Cruachniu, fils de Ruadlom, des collines de Conalad…


Nul, cependant, n’ose accomplir le pas décisif. Le premier, Cêt, fils de Maga, a cette témérité. Il bondit de sa place, se campe debout auprès du cochon, et, brandissant un couteau : « Qu’on trouve, dit-il, parmi tous les guerriers d’Irlande, un homme pour me disputer l’honneur de faire les parts ! » L’assemblée, que son audace a frappée de stupeur, ne lui répond d’abord que par le silence. Puis une voix se hasarde, celle de Loégairé. Et, après Loégairé, c’est Oengus ; après Oengus, Eogan ; après Eogan, Munremur ; après Munremur, Mend, fils de Salcholcan ; après Mend, Celtchair ; après Celtchair, Cûscraid le Bègue, le propre fils de Conchobar. Tous prétendent à tour de rôle revendiquer pour soi le privilège réservé au plus brave. Mais, pour leur clore la bouche, Cât n’a qu’à faire appel à leur