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bourse, deviennent mes amis. Comme la lyre d’Orphée, mes couleurs font des prodiges, apprivoisant le naturel sauvage et adoucissant les passions de ces brigands. A coup sûr, c’est le plus grand triomphe que mes modestes crayons m’aient jamais valu.

Enfin, il y a un mouvement général. Li prépare sa voiture et nous partons pour continuer notre voyage d’exploration. Il fait encore sombre ; mais la pluie a cessé, les nuages se séparent et les froids rayons de la lune brillent parfois au travers. A la faveur de ces rapides clartés, je distingue au loin la sombre silhouette d’une pagode qui profile sa tour sur l’horizon. C’est le but vers lequel nous nous dirigeons. Nous avons quitté depuis longtemps la soi-disant grand’route et nous voilà cahotés et heurtés dans les champs de navets et de maïs. Les chocs eux-mêmes ne sont pas si durs que quand nous étions sur la route ; mais leur force de propulsion est encore plus grande.

Le jour point comme nous arrivons devant la porte principale de Moukden, et après cette nuit de ténèbres et de périls, sa gloire est rehaussée ! Le ciel est sans nuages et si bleu qu’il pourrait être taillé dans un bloc de turquoise. Les façades richement sculptées des maisons brillent d’une splendeur tout orientale. C’est l’heure où les gens se répandent hors de la ville pour leur tâche quotidienne dans les campagnes. Ils sont habillés de couleurs claires ; l’effet est charmant. Tout respire le bonheur. C’est la victoire du jour sur la nuit. Le soleil, comme un grand magicien, a de sa baguette dissipé les nuages et l’obscurité et jeté, semble-t-il, un voile d’oubli sur la tristesse et la misère passées.


III. — MOUKDEN, CAPITALE DE LA MANDCHOURIE

Ma surprise, en foulant le pavé des rues et en jetant un premier regard sur la fameuse ville de Moukden, est aussi complète qu’agréable. La scène que j’ai sous les yeux est simplement enchanteresse. Aux premiers momens, je ne puis rien distinguer de précis, ni lignes, ni formes ; je suis ébloui par l’éclat des couleurs et de la lumière. La façade de chaque maison est richement sculptée de figures étranges et de moulures fantastiques. Je n’avais jamais vu jusqu’ici une si bizarre prodigalité de l’imagination humaine. Toutes les lignes se relèvent vers le ciel et chaque maison a l’air d’une petite pagode élancée. Autant de