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oublié de mentionner qu’une épidémie de choléra sévit dans la ville. Des centaines de personnes meurent chaque jour ; mais dans d’aussi déplorables conditions. sanitaires il n’y a rien à faire. Quand je vois dans quel état vivent les coolies, je m’étonne qu’ils ne succombent pas tous. Les autorités étaient tout à fait opposées à ma visite de Moukden. Mais comme il y avait la petite vérole en Chine, la typhoïde en Corée, il ne me restait pas beaucoup de choix, et d’ailleurs j’étais fermement convaincu que la Providence me laisserait finir l’œuvre que j’avais entreprise. La dernière explosion de l’épidémie datait de trois mois, et il y avait eu aussi beaucoup de victimes parmi les troupes russes ; le moral des hommes était très abattu. Mais il en va tout autrement avec les coolies et les pauvres Mandchous. Leur fatalisme inné leur fait regarder la mort comme une amie bienveillante. Quand ils emportent les lourds cercueils des êtres qui leur furent chers, ils ont l’air aussi libres de soucis et de chagrins que s’ils les conduisaient à une dernière demeure de joie. Le cercueil noir est couvert d’innombrables bibelots, de toutes les petites choses qu’aimait le défunt ; on va les brûler sur sa tombe, et, tandis que la fumée monte, tout le monde est là à croire que ces objets reprennent leur forme dans une sphère plus haute, pour l’agrément de leur ancien possesseur. Il faut ajouter cependant que les héritiers, soucieux d’épargner ce qui a de la valeur, s’astreignent à en faire des images de papier et de carton, et ainsi l’auto-da-fé n’est qu’en effigie.

Si j’ai été traité au déjeuner par le Gouverneur chinois, je suis, au dîner, le convive du Résident russe. Nous pouvons critiquer le système moscovite de gouvernement, nous pouvons juger avec sévérité beaucoup des voies et moyens de cette administration ; mais tout le monde est d’accord en ce qui regarde l’hospitalité russe. Qu’on vienne de n’importe quelle partie du globe, qu’on soit un allié politique ou un ennemi traditionnel, jamais un Russe ne manquera de faire tout ce qu’il pourra pour son hôte. Le temps que vous êtes sous son toit, vous devenez un membre de la famille ; hôte et hôtesse et toute la maison s’efforcent à vous gâter, et tout est fait avec une prodigalité sans borne. On surchauffe votre chambre ; on met sur vous toutes les fourrures et toutes les couvertures, si vous vous aventurez dehors, et on prend un plaisir tout particulier à vous accabler de nourriture, qu’on vous offre à toute heure du jour et de la nuit.