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De là une tendance, inconnue jusqu’alors et croissante désormais, à réserver pour l’étude une partie de son existence ; à garder un coin de soi-même où la politique ne pénètre pas, le coin des jouissances paisibles et sûres ; plus exactement à distinguer dans sa personne deux personnes différentes, le citoyen qui donne ce qu’il doit à l’Etat, assiste aux séances du Sénat ou aux débats du forum, et l’homme qui, le rôle officiel terminé et le magistrat dépouillé, se délasse en d’élégantes conversations, lit Platon et Xénophon, Euripide et Ménandre. La littérature faisait sentir davantage le besoin d’une vie retirée. Mais où trouver plus sûrement cette intimité, où s’appartenir mieux à soi-même que hors de Rome, loin des cliens ? C’est pourquoi Cicéron, lorsqu’il veut donner un cadre à ses réflexions sur l’éloquence ou à ses discussions philosophiques, ne manque pas de transporter à la campagne la scène de ses dialogues. C’est dans les monts Albains, sous les platanes familiers, que Crassus l’orateur fait, en compagnie d’Antoine et de quelques amis, la théorie de son art. C’est à Arpinum, dans son pays natal, que Cicéron lui-même, se promenant aux bords du Liris et du Fibrène avec son frère et Atticus, leur expose ses idées sur le droit et les lois ; à Cumes, qu’il s’entretient du souverain bien ; à Tusculum, dont l’aspect un peu sévère convenait aux graves pensées, qu’il discourt sur la douleur et la mort.

Tous les magistrats lettrés aimaient donc à posséder aux champs une demeure, qu’ils s’empressaient de gagner à la première occasion, désireux de s’y ressaisir. Quant aux riches moins cultivés, qui ne tenaient point à se créer une retraite rustique, ils bâtissaient tout de même à la campagne comme ils bâtissaient à la ville, par goût du faste et pour employer leurs richesses. On s’explique alors que tant de villas se soient élevées dans les quarante dernières années de la République. Chaque particulier se fit bientôt gloire d’en avoir un grand nombre, et celles de Lucullus ou d’Hortensius étaient, dès cette époque, citées pour leur magnificence. Les énumérer toutes risquerait de nous entraîner trop loin ; l’exemple de Cicéron suffira pour nous instruire.

Cicéron a eu la passion des maisons de campagne. Quand, vers la fin de sa vie, après la mort de César, il eut résolu de quitter Rome où il ne se sentait pas en sûreté, au moment de s’embarquer pour la Grèce, il ne pouvait se consoler à l’idée