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portefeuilles ; mais alors les socialistes, « toujours en minorité dans le cabinet, partageraient la responsabilité des actes d’un ministère bourgeois, et c’était là le plus grand des dangers, car leur présence dans le gouvernement diviserait la classe ouvrière, et paralyserait complètement l’action révolutionnaire. » — Cette accession des socialistes au pouvoir devait avoir encore pour inconvénient de leur amener une foule de recrues douteuses, de coureurs de places, qui deviennent les plus fermes conservateurs de l’ordre établi, une fois qu’ils y participent fructueusement. Karl Marx, dans une circulaire de l’Internationale du 21 juillet 1873, ne mettait-il pas déjà les travailleurs en garde contre tous « les avocats sans cause, les médecins sans malades et sans savoir, les étudians de billard, les journalistes de petite presse, » qui se présentaient en foule dans les partis socialistes, bien qu’ils n’eussent pas encore de profits à espérer. Puis, c’était en France, comme l’écrivait encore Engels, une invasion de Normaliens : « ceux-ci considèrent l’Université comme une école de Saint-Cyr, destinée à fournir à l’armée socialiste ses officiers et ses généraux. » Le socialisme parlementaire était ainsi menacé de devenir un socialisme de jour en jour plus embourgeoisé, et de perdre la confiance des classes ouvrières. Sans doute, concluait Engels, nous serons obligés de passer par la république radicale avant d’arriver au socialisme ; les socialistes ont donc intérêt à soutenir les radicaux qui préparent la dernière étape, mais non à s’inféoder à eux, car le socialisme diffère du tout au tout de leur politique réformiste.

Les choses se sont exactement passées comme le prédisait Engels. M. Waldeck-Rousseau fit appel à M. Millerand. M. Millerand était le plus prudent des socialistes, mais aussi le plus dévié. Il ajournait le collectivisme, il répudiait la lutte de classes, il considérait le socialisme comme synonyme de démocratie, de réformes et d’assurances ouvrières. Il siégeait à côté du général de Galliffet, vainqueur de la Commune. Il saluait le tsar. Il endossait la responsabilité des fusillades de Châlon. L’émotion fut considérable parmi les ouvriers et les socialistes de tous les pays. Le « cas Millerand » fut soumis au Congrès de Paris en 1900. Ce Parlement du prolétariat mondial fut appelé à trancher solennellement la question de savoir si, oui ou non, le parti socialiste était un parti de négociation, d’alliance, de paix, ou un parti