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Triomphe de la Mort au Campo Santo de Pise, et dans ces fresques de la chapelle des Espagnols, cette forte exposition de dogmes, dont on sait que l’Ecole d’Athènes et la Dispute du Vatican ne sont que la reproduction en langage de la Renaissance ? Ce fait suffit du moins pour empêcher qu’on ne reproche aux Siennois la folie de leur entreprise, et c’est en vain qu’on croirait les accabler du nom de peintres philosophes. Sans doute Ambrogio, dans un âge où chaque art n’avait qu’une conscience incertaine de ses ressources, de ses limites, de ce qu’on appelle son domaine, venait trop tôt : malgré tout son génie, sa tentative était vouée à rester imparfaite. Mais c’était une erreur féconde. Il est beau d’avoir montré la voie à Raphaël, et, cette route ouverte, il est beau encore d’y tomber.

Il reste à dire un mot d’un genre où le génie poétique de Sienne devança de bien loin ses rivales : la peinture de paysage. Les grands inventeurs en ce sens sont les Lorenzetti. Pietro, génie bourru, naïf, peu réglé, se jette à corps perdu dans ce monde qu’il découvre. Tout l’arrête, l’enchante, lui paraît digne de regard et d’amour. Il entasse dans ses peintures un chaos de choses inouï : des rochers, des ruisseaux, des torrens, de petits ponts qui les franchissent, la roue du moulin qu’ils animent, le bief où l’eau se heurte et forme des remous : des arbres et des brins d’herbe, des cavernes et des maisonnettes, la mer, les navires, les îles avec leur forteresse, le rivage où l’oiseau des grèves se promène sur ses échasses, la grève elle-même qui ressemble, avec sa poussière de coraux et de nacres, à la tapisserie dont le lichen rouille les roches. Le tout, sans proportion, sans perspective ni forte impression d’ensemble, n’a point de beauté véritable ; et ce que l’artiste a de plus touchant, c’est ce vaste élan puéril pour étreindre l’univers. Toutefois, dans cette œuvre confuse et inégale, éclate plus d’une audace heureuse : le vocabulaire s’enrichit d’une foule de locutions nouvelles.

Le chef-d’œuvre attendu fut l’ouvrage d’Ambrogio, le cadet et l’élève de Pietro : c’est la fresque qui décore la troisième paroi de la salle de la Paix, et expose les effets du Bon gouvernement. Sous ce titre, peu attrayant, l’artiste développe une vaste idylle. Une moitié se passe à la ville ; mais l’autre moitié représente une campagne, où l’on assiste aux vingt actes divers des travaux et des plaisirs des champs. C’est l’été, la moisson est faite, on bat les blés sur l’aire ; déjà le laboureur pousse le soc