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Ces deux études, pareillement destinées à glorifier Condorcet et toutes deux restreintes à un même sujet : l’influence de Condorcet sur la Révolution, aboutissent d’ailleurs à des conclusions diamétralement opposées. Si M. Alengry consent à ne pas faire de Condorcet l’unique fondateur de la première République, c’est qu’à son avis un mouvement aussi considérable que celui de la Révolution française ne peut pas être l’œuvre d’un seul homme. Mais, cette réserve faite, il n’hésite pas à nous montrer dans Condorcet le guide du mouvement, l’homme dont l’esprit domine les événemens, dont la volonté dirige celle de ses contemporains. Conseiller écouté sous la Constituante, leader de la majorité dans la Législative et même dans la Convention jusqu’à une certaine époque, Condorcet est en outre le grand philosophe dont les rêves prophétiques n’étaient que la vision anticipée de la vie contemporaine. M. Cahen conclut plus justement à constater le peu d’action que Condorcet a exercé sur son temps. « Aucune de ses conceptions n’a triomphé de son vivant, il n’a pu donner à la France ni le système de constitution, ni celui d’instruction publique qu’il avait préparés ; il n’a pu calmer les Girondins, il n’a pu empêcher leur proscription. » Il est mort avec l’amer regret de n’avoir rien obtenu. Son rôle historique est mince.

Quelles sont les causes de cette impuissance ? M. Cahen en indique une : c’est que Condorcet était également dépourvu des qualités de l’orateur et de celles de l’écrivain. Sa voix ne portait pas : il ne disposait pas de ce pouvoir de la parole, si nécessaire dans les époques troublées. Son style n’a ni l’éclat, ni la chaleur, ni même la clarté. À cette explication il convient d’en ajouter une autre tirée du caractère même de l’homme. Mme Roland a tracé de lui ce portrait : « On peut dire de son intelligence, en rapport avec sa personne, que c’est une liqueur fine imbibée dans du coton… Il est aussi faible de cœur que de santé ; la timidité qui le caractérise et qu’il porte même dans la société, sur le visage et dans son attitude, n’est pas seulement un vice de tempérament, elle semble inhérente à son âme et ses lumières ne lui fournissent aucun moyen de la vaincre ; aussi, après avoir bien déduit tel principe, démontré telle vérité, il opinait à l’Assemblée dans le sens contraire… » Condorcet est de ces meneurs qui sont menés par les événemens, et de ces chefs qui suivent leurs troupes partout où elles les entraînent. Philosophe, il n’attend de bien que de la diffusion des lumières, non du recours à la force brutale. Savant, il professe que le progrès s’opère peu à peu, et qu’il a pour plus grand obstacle les révolutions. Homme d’éducation aristocratique, il a pour