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la foule une répugnance instinctive autant qu’une méfiance raisonnée. Or il s’inclinera devant toutes les violences, acceptera tout ce qu’il est obligé de subir, trouvera, pour les crimes eux-mêmes de la foule, des trésors d’indulgence. Il a commencé par être d’avis que la France doit rester une monarchie parce que cette forme de gouvernement est la seule qui convienne « à sa richesse, à sa population, à son étendue et au système politique de l’Europe ; » et il sera l’un des premiers à manifester des sentimens républicains. Il déteste la guerre, et vote la déclaration de guerre à l’Europe. Il trouve pour caractériser chaque journée révolutionnaire des euphémismes qui sont pires que des éloges. Le 20 juin, les Tuileries sont envahies, Louis XVI insulté et forcé de se coiffer du bonnet rouge ; Condorcet écrit : « Il ne s’est commis aucun désordre dans le château ; car une ou deux portes forcées, quelques vitres cassées ne peuvent être comptées, lorsque vingt ou trente mille hommes pénètrent à la fois dans une habitation dont ils ne connaissent pas les issues. » Ironie ou plate flagornerie ? Après le 10 août, qu’il appelle « un grand acte de justice autant que de prudence, » il pousse au ministère Danton qu’il méprise. Après les massacres de septembre, et dans l’impossibilité où il est de les approuver, il a soin du moins d’y découvrir des excuses. « Malheureuse et terrible situation que celle où le caractère d’un peuple naturellement bon et généreux est contraint de se livrer à de telles vengeances ! » C’est la faute des victimes. Dans le procès de Louis XVI, s’il ne vote pas la mort, c’est uniquement parce que « cette peine est contre ses principes. » Quand la question du sursis est mise en délibération, il monte à la tribune pour se récuser par ces mots : « Je n’ai pas de voix. » Le fait est qu’il s’est associé toutes les mesures de violence et de haine qui, par une espèce de fatal retour, devaient finalement l’emporter lui-même.

Est-ce à dire que l’étude de l’œuvre de Condorcet soit d’un médiocre intérêt pour qui veut connaître les origines et l’orientation du mouvement révolutionnaire ? Nullement. Condorcet n’a eu qu’une faible action sur les hommes et sur les événemens ; son rôle à la Législative et à la Convention a été surtout un rôle d’apparat ; on le poussait en avant ; on se couvrait de son autorité ; on n’était pas fâché d’avoir pour garant un homme d’ancien régime, un marquis, un académicien, qui avait été l’ami de Voltaire et de Turbot. Ce n’est pas davantage Condorcet qui a lancé et mis en circulation quelques-unes de ces idées neuves, hardies, qui bouleversent une société et font fermenter les esprits. D’autres avant lui avaient trouvé ces idées. Philosophes,